Un ballet anticonformiste
Plus qu’un simple ballet, Relâche est une recherche pour renouveler la conception théâtrale en intégrant le modèle cinématographique et en essayant de supprimer la barrière entre la salle et l’audience. Le décor de Picabia est constitué de trois mille réflecteurs d’automobiles braqués vers le spectateur. On prend ici le contre-pied de la conception traditionnelle : c’est le public qui est éclairé tout autant que la scène. Cette dernière est ornée de banderoles proclamant : « Erik Satie est le plus grand musicien du monde » ou « si vous n’êtes pas satisfaits, des sifflets sont en vente à la caisse pour quelques sous. » Le prélude de Satie qui ouvre le ballet est une adaptation d’une chanson populaire, Le Marchand de navets, reprise en chœur par l’auditoire. Le premier acte consiste en une série d’événements simultanés. Un homme, l’artiste Man Ray, arpente et mesure la scène. Un pompier fume et verse de l’eau d’un seau dans l’autre. Les danseurs des Ballets suédois évoluent : une dame en tenue de soirée charrie des smokings dans une brouette, de faux spectateurs furieux, mais vrais danseurs, envahissent la scène… De temps en temps un faisceau découvre un tableau vivant reprenant l’Adam et Eve de Lucas Cranach avec Marcel Duchamp, créateur du ready-made et trouble-fête génial dont l’œuvre a tourneboulé – et tourneboule encore – l’histoire de l’art, dans le rôle d’Adam. En lieu et place du traditionnel entracte, c’est le film de René Clair qui est projeté : Entr’acte d’après un scénario de Picabia. C’est peu dire que Relâche est anticonformiste, satire et attaque directe du sérieux et du pompe du grand spectacle dans la lignée dada. Mais il s’inscrit aussi dans une époque où la transdisciplinarité est chose logique et où l’art scénique s’enrichit volontiers de la participation d’artistes venus de champs différents.
Un film terrible
Le film est à l’image du ballet : « instantanéiste » (tel est le terme employé alors pour décrire le ballet), spontané, désordonné en apparence, inventif, volontiers provocateur, mêlant de nombreux éléments et références à un rythme effréné. Difficilement résumable tant il semble montrer la succession d’événements distincts, le film n’en possède pas moins une véritable unité comique, voire grinçante. Entr’acte mêle quelques séquences narratives à des moments plus abstraits. Il s’ouvre sur le plan d’un canon défilant seul sur un toit parisien sur fond de rengaine populaire. Il est rejoint par Picabia et Satie que l’on voit sauter au ralenti. Les deux hommes s’apprêtent à tirer un boulet de canon en direction de la caméra et donc de la salle, redoublant la dimension agressive du décor. On y rencontre ensuite Man Ray et Marcel Duchamp disputant une partie d’échec dans laquelle l’obélisque de la Concorde s’invite en surimpression et vient jouer le rôle de la tour. La partie s’interrompt lorsque Duchamp se retrouve subitement arrosé, clin d’œil amical à l’un des premiers gags cinématographique qui a fait la fortune de bien des films à l’époque, L’Arroseur arrosé. Des figurines à la tête-baudruche qui se gonfle et se dégonfle avant d’être décapitées sont filmées dans un véhicule dont la vitre ouvre sur le paysage parisien défilant à toute vitesse, rappelant la dimension d’attraction du cinéma de l’époque (le Hale’s Tour de William Keefe par exemple présenté à l’Exposition Universelle de Saint-Louis en 1904 qui embarquait ses spectateurs dans un tunnel à bord du wagon d’un train, dont les baies ouvraient sur des écrans recevant des images prises à partir d’un train en mouvement) (1).
Grand moment d’un ballet, la danseuse en tutu se retrouve aussi dans Entr’acte. Après tout, on est au théâtre, les premiers rangs ont payé leur place pour avoir vue sur les jolies (et très jeunes) gambettes des donzelles. Ils sont servis : le petit rat est saisi par en-dessous, la caméra derrière une plaque de verre. Quelle beauté et quelle grâce dans le mouvement aérien de ces sveltes guibolles dont on s’aperçoit lors d’un changement de plan qu’elles sont celles d’un homme à la barbe fournie travesti en ballerine : Picabia himself. Sur la toile comme à la scène, l’artiste est toujours là pour prendre le bourgeois fat au piège de son propre désir. Passé une étrange surimpression mêlant eau, œil et bouche féminine, les agressions de l’écran vers le public se poursuivent. Après le canon, la carabine avec l’apparition d’un chasseur viennois pointant fusil vers la foule (et peut-être bien citation amoureuse d’un plan du premier western, Le Vol du Grand Rapide d’Edwin S. Porter, 1903). Fort heureusement, ce n’est pas après le spectateur qu’il en a – on eût cru qu’il voulait nous punir de notre intempestive fixation voyeuriste et fétichiste sur les danseuses – mais après un inoffensif œuf en lévitation sur le jet d’une fontaine. Il fait éclore un magnifique pigeon qui vient se poser sur son épaule. Mais les lois de la nature culture sont telles qu’un autre, mal avisé, tentant de plomber l’animal, ne parvient qu’à dégommer notre pauvre chasseur qui, tombant du toit alors que la musique de Satie singe la Marche funèbre, tombe à pic sur d’étranges funérailles.
Cinéma, mouvement, vitesse
La suite et le final du film sont alors consacrés à une drôle de procession. Le corbillard est tiré par un dromadaire suivi par un cortège endimanché sautillant au ralenti, montrant à quel point Entr’acte, film de danse, fait l’apologie du bondissement (le cortège, les deux auteurs, la danseuse barbue…), mais un bondissement jouissif d’enfant, non pas la noble et céleste envolée du danseur. Sur une musique qui adopte parfois la rythmique de la marche militaire, le film continue sa description amoureuse des poncifs du cinéma populaire avec une parodie de course-poursuite. Le cortège poursuit le corbillard qui s’est emballé sur fond d’un air dramatique, exploitant à merveilles les possibilités du montage parallèle mis en place par D.W. Griffith assurant au film un suspense insoutenable à cette situation rocambolesque. Les bourgeois distingués courant comme des dératés parviendront-ils à stopper le dromadaire dans sa course folle ? Pourrons-nous éviter le fatal accident de cercueil ? Les couronnes funéraires faites en miches de pain vont-elles tenir le choc ? Le rythme s’accélère dangereusement soutenu par la musique répétitive et ironique de Satie. Du mouvement, de la vitesse. Tous les véhicules vont y passer : le vélo, la voiture, l’avion, le bateau… Un cul-de-jatte sur sa planche à roulette finit même par se relever pour aller plus vite, croisant une publicité pour le savon Cadum au passage, à une époque où le placement de produit n’en est qu’à ses balbutiements. Clair intègre même à sa course folle des plans pris depuis le grand huit d’un Luna Park. Dans la vitesse de plus en plus intense, des plans s’anamorphosent, leur durée diminue dans un débit d’image incroyable, leur échelle varie de la même manière. On ne voit plus que de la vitesse à l’écran, du mouvement pur rejoignant ainsi toute l’avant-garde du cinéma de l’époque : médium du mouvement par excellence dont les potentialités avant tout visuelles sont à exploiter (Hans Richter, Walter Ruttman, Man Ray, Fernand Léger, Viking Eggeling pour ses très exacts contemporains). Cette volonté se diffuse dans le film qui, s’il met en place un embryon de narration, n’en occulte pas moins l’expérimentation visuelle au sein même de séquences narratives. De compositions autour des toits de Paris ou d’un temple grec dans un ballet d’images graphiques, à des effets lumineux sur la ville nocturne, surimpression (une chevelure en feu) ou des vues « impossibles » (la ville vue comme filmée depuis un tapis volant)…Dans les premiers films de Clair, il s’agit autant du cinéma comme images en mouvement que de mouvement fait image.
A ce jeu, Entr’acte ne peut s’achever qu’en farce. L’inévitable arrive : le cercueil valdingue hors du corbillard et roule joyeusement dans les prés. Les bourgeois l’encerclent inquiets puis, incrédules, le voient lentement s’ouvrir. Surprise du chef : point de macchabée à l’intérieur, mais un magicien bien vivant qui s’empresse de faire disparaître sa geôle d’un coup de baguette magique avant de faire de même avec chacun des membres de l’assemblée et lui-même. Fin ? Presque. Alors que le mot fatidique apparaît sur une toile blanche, on voit le magicien la traverser au ralenti avant d’être refoulé en arrière d’un coup de pied. Par un effet de retour en arrière, la toile se reconstitue et « fin » apparaît pour de bon. Voici Entr’acte tel qu’il nous apparaît aujourd’hui (sonorisé en 1968 avec la musique de Satie), mais pas tel que l’ont vu les spectateurs du Théâtre des Champs Elysées en 1924. Pour ceux-ci, alors que le mot fin apparaît, les acteurs et danseurs du ballet traversent l’écran et d’un bon commencent le second acte. La fin n’est que le milieu, le film un entracte. Le corps de ballet exécute plusieurs danses « tristes et oppressantes » et, lors du rappel, tous les auteurs font le tour de la scène dans une Citroën cinq-chevaux miniature.
Tout sauf un objet clos sur lui-même, Entr’acte communique et contamine Relâche. Le film comme le ballet jouent de leur présence physique et viennent perturber la frontière entre la salle et la scène. Le ballet joue sur la co-présence des acteurs-auteurs à l’écran et sur scène. Littéralement, ceux-ci crèvent l’écran et viennent parader sur scène. Les deux éléments se présentent comme un moyen d’agression du spectateur : les projecteurs braqués sur eux, le tir du boulet de canon, les danseurs déchirant l’écran… « C’est une réalisation homogène et exacte. La cloison étanche qui sépare le ballet du music-hall est rompue. L’acteur, le danseur, l’acrobate, l’écran, la scène, tous ces moyens pour faire un spectacle se groupent et s’organisent. Un seul but, faire vivre une scène. » écrivit Fernand Léger (2). Moment unique dans la carrière de Clair qui rejoint par la suite des voies plus sages, Entr’acte marque bien plus que l’histoire du cinéma. Parmi d’autres, le ballet de Picabia vient intégrer des éléments cinématographiques afin de dynamiser le rapport du spectateur à la scène et s’inscrit parmi les expériences pionnières de la projection d’images sur scène aux côtés de Vesevolod Meyerhold en URSS et Erwin Piscator en Allemagne (3).
(1) On peut en voir le reflet dans le formidable Lettre d’une inconnue de Max Ophüls (1948), adapté de Zweig lorsque Stefan emmène sa voisine en voyage de fortune dans un wagon dont le fenêtre ouvre sur des paysages exotiques peints.
(2) in "Vive Relâche" publié dans Paris-Midi, le 17 décembre 1924 et repris en Allemagne dans Der Querschnitt (n°5/1, 1925, p.132) où il était accompagné du texte-programme de Relâche de Picabia et Satie. Cité par François Albera dans les annexes de l’ouvrage L’Avant-Garde au cinéma, Paris : Armand Colin, 2005, p.165.
(3) Voir Béatrice Picon-Vallin, Les Ecrans sur la scène, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1998.