Dans un salon au décor bourgeois, une femme allongée au sol se relève, autour d’elle des débris de vases et de vaisselle. Elle a les cuisses en sang, venu d’un sexe meurtri et de coups au visage. Quelques secondes plus tôt, c’est elle qui poussait des cris comme un cochon qu’on égorge, violée par un homme cagoulé, dans le fondu au noir qui ouvre le dernier film de Paul Verhoeven, Elle, en compétition au Festival de Cannes cette année. Adapté du roman de Philippe Djian Oh… (Editions Gallimard, 2012), cette agression sexuelle inaugurale va propulser Michèle Leblanc (Isabelle Huppert) dans une relation trouble et perverse avec son agresseur, marquée par la violence terrible du viol puis par un souffle insidieux lorsqu’elle découvrira son identité et continuera néanmoins de développer un lien avec lui. Le film gravite autour d’elle, qui dirige d’une main de maître une boîte de production de jeux vidéo, elle donne toute son énergie aux plans du film en même temps qu’elle les vampirise.
Impassible comme son chat gris, « témoin » du viol, Michèle est marquée du sceau de la puissance caractéristique des riches personnages féminins de la filmographie de Paul Verhoeven : elle a la force résiliente de la résistante Rachel (Black Book, 2012, son précédent film), la volonté inébranlable d’une Carmen Ibanez désirant devenir pilote d’avion (Starship Troopers, 1997), leur moralité ambivalente. Elle possède aussi cette ambiguité qui semble tant préoccuper le cinéaste : un flou psychologique, un mélange étrange – a-t-on à faire à une personne désaffectée ou habitée (voire hantée) par un univers émotionnel opaque ? C’est que la chimère que porte Michèle est lourde : un père tueur en série qu’elle aura accompagné, enfant, dans son carnage au fusil à pompe. Si l’une des qualités du film est d’éviter toute interprétation commode face à ce qui se déroule sous nos yeux, ce fait divers sordide et tragique qui a traumatisé Michèle continue d’infester son univers.
Elle est l’excommuniée par procuration de ce père catholique pratiquant : c’est à cette peine religieuse sans retour qu’elle fera référence en voyant quelques images de la messe lors du dîner qu’elle organise à Noël, mimant le signe de croix que lui faisait son père lorsqu’elle était enfant. Cette matière religieuse ressurgit au contact d’une voisine très croyante, que l’on verra mettre en scène des santons grandeur nature pour recréer la Nativité dans son jardin. Un personnage parmi une galerie d’individus formant l’environnement proche de Michèle : son ex-mari, son fils, son amant, sa meilleure amie, …Tous semblent former un contre-point qui au fond ne renvoie que davantage à "elle". L’ex-mari instable, le fils paumé et l’amant pleutre, autant d’hommes qui font pâle figure dans l’équilibre de celle-ci. Seule Anna, la confidente, se détache. Michèle la trahira pourtant. Cet écheveau psychologique qui l’entoure trouve ses limites à travers des personnages qui ne sont pas loin d’une forme de caricature (même si l’on sent l’ironie à l’œuvre), de traits qui s’épuisent. Michèle est autant en maîtrise d’elle-même qu’en roue libre, et Isabelle Huppert est sans doute celle qui sait porter dans son jeu cette duplicité mieux qu’une autre. Il fallait toute la fascination qu’elle peut susciter afin de pouvoir nous entraîner dans la sensation de ces retranchements malsains et dans les questionnements qu’ils posent.
Dans cette exploration, les scènes de Michèle avec son agresseur sont à la fois les plus réussies et les plus perturbantes du film. Non pas les plus physiques, qui viennent rejouer le traumatisme du viol (et l’on est reconnaissant à Paul Verhoeven qu’il n’ait pas laissé d’ambiguité à ce propos), qui marquent par leur violence sans appel, mais ces petits interstices où les deux personnages trouvent à être dans un environnement socialisé (un dîner ou lorsque le fils est présent). C’est dans ces espaces d’une forme d’intimité volée ou en préparation que se mesure le souffle de folie qui vient envelopper Michèle et son violeur. Les intérieurs crème sombre d’une maison bourgeoise se transforment alors en un étau irrespirable, aussi radical que les scènes de jeux vidéo que celle-ci produit, qui laissent pourtant entrer une forme de désir indéterminé. Michèle donne alors l’impression d’être un puits sans fond. Il suffit d’un sourire, lorsqu’elle retrouve son agresseur, qui rappelle la Mika qu’elle incarnait dans Merci pour le chocolat (Claude Chabrol, 2000), et on croit alors l’entendre dire, comme au début du roman de Philippe Djian : « Les démons, les visages des démons…mais si je menace de les tuer, là, ils m’obéissent… !! »
Trois ans après son court-métrage Adami, « L’arche des Canopées », Céline Sallette revient à Cannes et nous confirme qu’elle fait un cinéma de la candeur.