Dodes’ka-den : le kaleïdoscope haut en couleurs de la vie d’un bas quartier tokyoite

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Tranches de vie au sein d’un ghetto urbain en périphérie de Tokyo. Premier film en couleur du senseï, une oeuvre atypique qui clôt cette rétrospective kurosawienne.

« Le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé » (Marguerite Yourcenar)

Opposant un traitement noir et blanc très contrasté, Les Bas-fonds (1957) accusait déjà le naturalisme des situations dépeintes jusque dans les entrailles d’une décharge publique, excavation naturelle où survivait une faune pittoresque de rebuts et de déchets de l’humanité voués aux gémonies. Un espace fictif romancé, borné, confiné, clos sur lui-même, circonscrit et délimité ; comme hors du temps.
Désormais battu en brèche et non plus sur la brèche, Akira Kurosawa connaît d’inquiétantes éclipses depuis Barberousse (1965). Il est d’abord évincé du tournage mouvementé de la production hollywoodienne Tora! Tora! Tora! (Richard Fleischer et Kinji Fukasaku, 1970) pour un perfectionnisme pointilleux jugé irresponsable et déraisonnable au vu des exigences financières qu’il entraîne dans son sillage.
A la recherche d’un second souffle et afin de revigorer une cinématographie déclinante qui refuse de s’abandonner à la sclérose ambiante, le cinéaste s’adjoint l’assistance de trois réalisateurs confirmés de sa génération : Kon Ichikawa, Keinosuke Kinoshita et Masaki Kobayashi afin de constituer une société : Les trois mousquetaires. Celle-ci vient en riposte à la jeune mouvance subversive qui « rue pour mieux dire dans les brancards », avide de reconquérir un public gavé de soap operas à la sauce soja.


Le portrait composite de quelques marginaux

Adapté d’un recueil de nouvelles, Quartier sans soleil, du romancier nouvelliste Shugoro Yamamoto à qui l’on doit notamment Sanjuro (1962) et Barberousse (1965), Dodes’ka-den (1970) brosse le portrait composite de quelques marginaux vivotant dans une zone de quartier défavorisé en périphérie de Tokyo. Le film fut tourné en 28 jours pour un budget inférieur à un million de dollars.

Le cinéaste semble hésiter entre deux moyens d’expression et pose un regard décalé et dénaturé sur ces excommuniés d’une société nippone renaissant de ses cendres. Aux explosions atomiques de l’après-guerre succède le plein boom économique qui, fort heureusement, laisse infiniment moins de laissés pour compte sur le carreau.


L’envers du décor expansionniste peint dans une débauche de couleurs expressionnistes

Cinq ans d’inactivité forcée ont quelque peu ébranlé les certitudes du « sensei ». En proie au désillusionnement, il radicalise son propos et prend l’exact contre-pied du substrat narratif qui sous-tend Les Bas-fonds. Il donne à voir l’envers du décor expansionniste qu’il peint dans une débauche de couleurs sensorielles et une imagerie tout en visions hallucinatoires.

La palette chromatique du film explore une dimension onirique et élégiaque que réfracte l’entrelacs des intrigues. Chaque épisode relaté imprime sa propre tonalité ; opérant en cela un montage chromatique. De concert avec son chef-opérateur Takao Saito, Kurosawa repeint ses décors à l’envi, badigeonne les visages de ses acteurs, bariole les carcasses automobiles, compose lui-même en arrière-plan des toiles peintes représentant le ciel, le soleil couchant ou la lune déclinante dans une abstraction assumée. Une technique qu’il approfondira dix ans plus tard dans l’élaboration de Kagemusha (1980).

 

 

Comme s’il cherchait à dégager la vérité de sa gangue à travers les discordances et les chocs de couleurs primaires, Kurosawa, loin d’épouser la même veine (comme le goût de l’orange s’apparente à la mandarine), dénature la réalité pour n’en montrer à dessein – ou à dessins,  comme on voudra – que le sordide ou le pathétique .

Ne se décrit-il pas lui-même avec une humilité complaisante comme un « barbouilleur » ? « Dodes’ka-den a consisté en une quête expérimentale des couleurs, confiera-t-il. C’était mon premier film en couleurs. J’ai donc procédé de façon empirique ; allant jusqu’à repeindre les sols pour ne pas mentionner les décors et même les ombres ».


Excroissance cancéreuse de la société tokyoite : le terrain vague d’un bidonville

Le décor se présente cette fois comme le terrain vague d’un bidonville en périphérie de Tokyo. Loin d’être donné comme une abstraction de la réalité, l’espace malséant est un chancre, une tumeur cancéreuse du monde social tokyoite directement lié à l’urbanité galopante d’un Japon moderne. « Le miracle économique ne dure pas parce qu’il prend racine sur la misère morale et l’injustice », objecte Kurosawa qui fait ici l’apologie de la désespérance sans toutefois annihiler l’espoir qui « fait vivre » comme chacun sait.

Ce lien ténu qui rattache ce bidonville, truffé d’épaves tant humaines que matérielles, au monde extérieur est formalisé d’évidence par la ligne imaginaire du trolley invisible. Celle-ci est matérialisée par l’emplacement d’ une voie de chemin de fer désaffectée, « voie de garage » qui ouvre et clôt le film dans l’onomatopée itérative du train en marche : dodeskaden, dodeskaden.


Rokuchan consomme ses illusions comme la motrice imaginaire qu’il conduit son combustible

Les premières images du film attestent  de cet enracinement urbain avec le passage d’un authentique train de banlieue qui vient corroborer en surimpression l’imaginaire du truculent Rokuchan, notre machiniste chevronné d’un « tramway à trolley » plus vrai que nature bien que fantasmé et monté « de toutes pièces ».

Par la magie d’un travelling avant subjectif combiné à un effet de zoom, le spectateur se prête au jeu en embarquant pour une traversée ferroviaire de ce microcosme des excommuniés de la civilisation comme s’il faisait un tour de montagne russe.
Le décor défile et toute une typologie humaine s’agite, qui s’est construit un monde à part, un monde en marge de la réalité. Rokuchan s’improvise le « cicerone » incongru qui nous aiguille à travers l’entrelacs d’intrigues du récit qui en constituent les stations successives.
D’emblée, l’illusion est à son comble. Les apparences sont confondantes de réalité : le tram que Rokuchan est censé conduire, de virtuel qu’il est, prend corps par la méticulosité des gestes égrenés : le « Ah,ces mécanos » poussé comme un cri du cœur par Rokuchan pour indiquer un travail bâclé vaut son pesant d’ironie, mystifie le spectateur et accrédite par là-même la présence invisible du trolley.

Aussi, la pantomime digne d’un mime Marceau entérine-t-elle la mise en branle du convoi comme par un effet d’ enchantement. Le bruitage à la Tati fait le reste et donne consistance à la scène sans intention comique délibérée de l’auteur. Rokuchan peut consommer ses illusions comme la motrice son combustible. Le récit est ancré sur ses rails.

 


Affreux, sales et désespérants

Et l’on est comme transportés dans une version édulcorée et sublimée du transalpin Affreux, sales et méchants (1976) du regretté Ettore Scola, tout récemment disparu. Rokuchan ignore candidement les lazzi des écoliers qui l’apostrophent à tout va d’un « zinzin du train » et fait le désespoir de sa mère confite en prières. Son retard mental est transcendé par un accomplissement béatement heureux de sa tâche factice. Il peut autrement exister dans son monde imaginaire ailleurs que dans une réalité dont il ne peut plus « prendre le train » en marche.


Un pathétique des situations qui oscille entre cocasse, sordide et douloureux

Les notations pathétiques abondent à l’exposé des intrigues : les habitants du bidonville s’adaptent à leur sort grâce à leur pouvoir d’imagination (comme le jeune Rokuchan) ou à une volonté d’accommodation, comme s’ils entrevoyaient une issue à leur perspective bouchée. Exemples :

– Dans un élan paternel quasi fusionnel, Ryo, le fabricant de brosses dont la femme infidèle ne cesse d’être en cloque, chérit affectueusement sa nombreuse progéniture même si les apparences sont tout sauf trompeuses.

– Affligé d’un tic nerveux qui l’handicape, Mr Shima se soumet de bon gré aux rudoiements de sa femme acariâtre et grossière car c’est bien elle qui « porte la culotte ».

– Songe-creux, le « rêveur » obnubilé s’est réfugié avec son fils mendiant sous l’habitacle de ce qui fut une deux-chevaux. Tout à l’échafaudage obsessionnel de son « château en Espagne » ou ailleurs, il en vient à le négliger et prôner le jeûne absolu comme le meilleur des remèdes et encore plus bénéfique quand il dure longtemps : l’enfant meurt. Zoom arrière sur la piscine de ses rêves.

– Katsuko trime d’arrache-pied et s’échine à la tâche pour entretenir son oncle tuteur ; buveur de saké invétéré et fainéant de surcroît. Dans un accès d’éthylisme, il viole une femme sous le prétexte qu » « une adolescente regarde les hommes avec l’expression d’une femme mûre ». De désespoir, elle se retourne contre son bienfaiteur, le jeune livreur de saké et le poignarde.

« Un poison a toujours son antidote et un purgatif son laxatif ». Telle est la moralité de l’épisode du vieil homme seul candidat au suicide auquel un homme sage fait avaler un produit de substitution pour lui complaire et démontrer in fine l’inanité de son geste et son attachement à la vie.

L’oeuvre paradoxale d’un peintre-cinéaste

Cela saute littéralement aux yeux : ce premier film en couleurs d’Akira Kurosawa est l’oeuvre paradoxale d’un peintre-cinéaste, qui userait de tous les artifices chromatiques pour exprimer les noirceurs de la déréliction humaine.
L’oeuvre, cette fois prise au sens pictural du terme, sort des sentiers battus de la grande tradition du cinéma japonais. Elle se déploie en visions dissonantes ou criardes, à l’image des dessins naïfs du tramway imaginaire de Koruchan couvrant tout l’espace du taudis où il vit avec sa mère.

Transgressif et expérimental dans ses outrances chromatiques,ce film-caméléon déroule à l’infini toutes les déclinaisons graphiques et sonores possibles dans un précipité d’images colorées : dessins enfantins, graffittis, décors de toile peinte, bariolage et peinturlurage des sujets et des objets, bruitages..

On peut légitimement se demander si ce film atypique à tous points de vues n’a pas germé chez son auteur en réaction à la cabale initiée à son encontre par le contre-courant avant-gardiste de la nouvelle vague japonaise en butte à son cinéma jugé réactionnaire. Ici, Kurosawa affabule les intrigues et convoque la dimension onirique par l’expressionnisme de la couleur.

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