Si ce n’est un hommage salutaire à des victimes oubliées, Kathryn Bigelow aurait pu filmer des faits similaires se passant aujourd’hui. Et c’est bien cela qui nous rend tristes.
Le cinéma américain, jusqu’à maintenant, a été pour le moins prolixe dans son évocation de l’esclavage et de la ségrégation raciale. Depuis In The Heat of the Night (Norman Jewison, 1967) en passant par le terrible et très poignant 12 Years A Slave (Steve McQueen, 2013), relatant l’histoire vraie d’un esclave dans une plantation de Louisiane au mitan du XIXe siècle, jusqu’à La couleur des sentiments (Tate Taylor, 2011), une longue lignée de réalisateurs américains s’est attachée à dénoncer la longue et terrible histoire de la brutalité infligée aux noirs d’Amérique, depuis quatre siècles. Pour certains réalisateurs, la ségrégation constituera simplement le contexte, la toile de fond d’un destin individuel comme dans Get on up (Tate Taylor, 2014), le biopic sensationnel de James Brown. D’autres iront droit au but, au cœur de l’histoire, afin de dénoncer des faits précis, souvent passés sous silence au moment où ils se sont déroulés. Passés sous silence par la force de l’idéologie dominante – celle du pouvoir blanc -, ou carrément oubliés. Dans cette optique, le remarquable Mississipi Burning d’Alan Parker (1988) est exemplaire. Dans ce film, Parker relate l’histoire vraie de l’assassinat, en 1967, de militants des droits civiques par des flics sudistes appartenant au Ku Klux Klan.
Dentelle
Kathryn Bigelow, auteure désormais célèbre pour Démineurs (2010) et Zéro Dark Thirty (2012), fait assurément partie, avec ce nouveau film, de la deuxième catégorie de cinéastes, ceux qui ne font pas dans la dentelle, ceux qui vont s’attacher à nous faire revivre l’histoire au moment où celle-ci dérape dans une brutalité extrême, cet instant où le cours tranquille de l’injustice quotidienne explose en un massacre. Nous sommes à Detroit (Michigan), à l’été 1967. La première séquence nous montre une fête battant son plein dans bar clandestin du quartier noir de la ville. La police l’assaille pour en déloger manu militari les occupants qui se retrouvent sur le trottoir. La révolte gronde. C’est le début d’émeutes qui, à l’époque, ont causé 43 morts et des milliers d’arrestations. Dans une première partie, Kathryn Bigelow fait un tableau très réussi du chaos, des émeutes, des pillages. D’un point de vue formel, le film est saisissant. La reconstitution de l’époque – les voitures, les vêtements, les bâtiments – est si précise qu’elle impressionne, nous plongeant cinquante ans en arrière, dans une atmosphère qui n’a plus grand chose à voir – du moins pour ce qui concerne l’environnement matériel – avec notre post-modernité. Mais, à coup sûr, l’élément fondamental de cette peinture d’une insurrection, c’est la musique de la Motown dont la réalisatrice utilise toute la puissance d’évocation.
Toute la première phase du film de Bigelow, malgré une étude des émeutes incontestablement soignée, nous semble étrange. On ne sait pas vraiment où la réalisatrice veut en venir. Il nous semble qu’elle a choisi de se contenter de décrire, de peindre un tableau sans lui tracer de contours. Y a-t-il vraiment des personnages dans ce film, une histoire, une intrigue ? Après coup, il nous semble que la cinéaste ait jugé qu’il fallait laisser une période de flou (artistique) dans un premier temps afin que nous puissions garder des forces avant d’être précipité en enfer…
L’enfer, c’est un huis-clos relatant l’interrogatoire par une brigade de flics ultra-violents d’une dizaine de clients de l’Algiers Motel – dont le chanteur Larry Reed (Algee Smith) qui était venu se réfugier avec un ami dans cet endroit bon marché. Comme dit plus haut, cette histoire est véridique et Bigelow et son scénariste Mark Boal ont semble-t-il fait le maximum pour s’approcher de la réalité des faits en faisant de multiples recherches préalables au tournage et en étant aidés par des témoins directs du drame.
Terreur
Kathryn Bigelow nous fait passer d’une ambiance de violence extérieure et floue (les émeutes) – sans véritablement mettre en exergue des personnages en particulier – à un huis-clos irrespirable duquel émane une tension insupportable. Les otages sont mis debout face à un mur, les mains en l’air. Autour d’eux, il y a Krauss (Will Poultier), le chef des policiers, protagoniste poussant la haine raciste s’abattant sur les victimes à son paroxysme. Pour filmer cette séquence, la réalisatrice utilise plusieurs caméras, tourne autour de ses sujets, multiplie les angles et les gros plans sur des visages défigurés par la peur et les coups. Cette virtuosité technique s’avère diablement efficace car elle crée une terreur permanente, presque insoutenable – terreur qui culmine lorsque des otages sont emmenés dans des chambres pour y être abattus…
Il y a donc un demi-siècle presque jour pour jour que se sont déroulés les faits relatés dans ce film. En 1967, les manifestations contre la guerre du Vietnam (dont une victime dans le film est un vétéran) et la lutte contre la ségrégation raciale sont à leur apothéose. Les lois pour les droits civiques de 1964 ne sont à l’époque que des droits formels tant le racisme est ancré dans les mœurs nord-américaines. L’avenir ne pouvait être alors que synonyme de jours meilleurs. Pourtant, aujourd’hui, les choses n’ont pas fondamentalement changé aux Etats-Unis. En 2014, à Fergusson (Missouri), un jeune noir de 18 ans, Mickael Brown, alors qu’il était désarmé, est tué par six coups de feu tiré par un policier. S’ensuivront de longs jours de pillages et d’émeutes. Aujourd’hui, tous les jours ou presque des noirs sont tués par la police. Cinquante ans après Detroit, la situation ne semble pas avoir bougé d’un iota, en sorte que si le film de Bigelow est œuvre de mémoire et un hommage aux victimes d’un drame oublié, il ne changera pas le monde.