Les “banlieues” ou la “banlieue” sont des territoires de la métropole doublement exclus de la communauté nationale. C’est d’abord une réalité ; car comment ne pas constater que les grands ensembles construits à la hâte dans les Trente Glorieuses pour abriter une population venue des anciennes colonies afin de travailler dans les usines, sont devenus en deux ou trois générations, des ghettos, des territoires exclus du reste de la nation ? Dans le même temps cette mise au ban provient de l’imaginaire. Tout un discours – venant notamment du langage sensationnaliste des médias mainstream, construit le plus souvent de lieux communs -, pousse l’opinion à imaginer ces territoires comme violents, infréquentables, accentuant encore davantage la mise à l’écart dans l’opinion de ces territoires.
Avec De Cendres et de Braises, Manon Ott, à rebours de toute la négativité qui existe à propos des banlieues dans l’imaginaire national, porte un tout autre regard sur ces territoires, en dessinant un portrait poétique et politique des Cités HLM des Mureaux, dans les Yvelines. Pour cela, elle a pris son temps. Ce fut un travail de très longue haleine débuté en 2010 par une enquête pour son métier de chercheuse en sciences sociales. Puis l’idée du film a germé en rencontrant des habitants, en faisant leur connaissance et en recueillant des récits de vie. Le travail de Manon Ott a donc d’abord consisté en une approche humaine de son sujet. Son compagnon Grégory Cohen, co-auteur du film, et elle-même, se sont même installés à la Vigne Blanche, un des quartiers des Mureaux.
La réalisatrice a réussi à lier deux registres bien différents ; l’un didactique : c’est l’histoire ouvrière des cinquante dernières années, aux Mureaux et l’autre intimiste, constituée par les récits de ses habitants. Ces deux approches, ici, se fondent admirablement l’une dans l’autre pour faire, in fine, un documentaire d’exception. Il y a donc l’aspect historique, le récit de l’histoire ouvrière des Mureaux, de celle de l’immigration et de l’urbanisation, toutes étroitement imbriquées. Le film débute par un extrait de Oser Lutter, oser Vaincre, Flins 68 (Jean-Pierre Thorn, 1968) où l’on voit un matin aux Usines Renault de Flins, en 1968. Puis l’embauche filmée aujourd’hui, au même endroit. Rien n’a changé en apparence, des ouvriers sortent des cars, passent le portail de l’usine pour commencer leur journée de travail à la chaîne. En vérité, la situation du monde ouvrier a radicalement changé en cinquante ans. L’usine Renault de Flins a compté jusqu’à 23 000 ouvriers dans les années 70 ; aujourd’hui, il n’y en a plus que 4 000 dont une bonne part d’intérimaires… Le paysage social est bouleversé, le sentiment du collectif qui existait dans les luttes syndicales passées a laissé la place à beaucoup plus d’individualisme. Le bilan est donc tristement négatif, les choses ne sont pas vraiment allées dans le bon sens. Pourtant, loin d’être une énième constatation des fléaux que sont le chômage et la précarité, De Cendres et de Braises est un véritable chant d’amour pour des hommes et des femmes qui malgré toute les difficultés qu’ils éprouvent dans leurs existences, aiment leur ville, connaissent son histoire.
Si Manon Ott peut, dans une ou deux séquences, capter la révolte – comme cette prodigieuse scène de jeunes gens s’exprimant sur le travail de leurs pères, au pied d’un immeuble -, jamais l’on n’y ressentira une once de violence. Si révolte il peut y avoir – dans le verbe, dans une chanson de rap – celle-ci est tout suite sublimée par le très beau noir et blanc graphitique de la photographie qui donne au film une aura – presque une sacralité – aux antipodes des films d’actualité. Le film est d’une grande beauté non seulement à cause de ce noir et blanc, de la bande-son free-jazz d’Akosh Szelevenyi, qui donne une dimension très onirique au métrage, mais surtout à cause de l’amour qui en émane. Le cadre, remarquable et fixe de Manon Ott, prend toute la mesure de ses sujets, il les respecte, et plus que ça, les aime. Chacun, chacune devient un tableau. Comme, par exemple, cette jeune femme qui danse, seule, dans sa cuisine, à la nuit tombée. Ce film est un poème filmé. C’est un document qui nous parle de l’histoire, de la réalité d’une cité ouvrière, mais en les sublimant, en magnifiant ses habitants, en les aimant, pour être, en définitive, un message d’espérance.