Dans un recoin de ce monde

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« Dans un recoin de ce monde » montre de bouleversantes ressources de poésie pour exprimer avec pudeur le traumatisme de la guerre.

« Dans ma famille, ils m’ont toujours dit que j’étais une rêveuse. » Ce sont les premiers mots caractéristiques de Suzu Urano qui ouvrent le film d’animation Dans un recoin de ce monde, adapté du délicat manga éponyme de Fumiyo Kôno avec fidèlité par Sunao Katabuchi (réalisateur du beau Princesse Arete, 2001), et qui a obtenu le Prix du Jury au Festival d’animation d’Annecy. On suit la trajectoire de cette jeune femme lunaire et pleine d’imagination sur une période de plus de dix ans, de son enfance à son entrée dans l’âge adulte, dans un temps historique pivot qui s’étend de 1933 à 1945 et la reddition du Japon, s’achevant avec la bombe atomique lancée sur Hiroshima, ville dont Suzu est originaire et qu’elle quittera pour partir vivre à Kure, toute jeune épouse dans un mariage arrangé. La personnalité créative de Suzu est au cœur du film, son étai le plus résistant, et la douceur poétique de la mise en scène enveloppe ce destin individuel confronté à la tragédie de la guerre et du traumatisme nucléaire avec une bouleversante pudeur. Le « recoin du monde » du titre peut se voir à la fois comme l’intériorité de Suzu, le périmètre de sa vie intime avec sa famille, et aussi comme la géographie où s’inscrit l’Histoire, de son pays et du monde, petit cadre de l’une des deux déflagrations nucléaires monstrueuses du siècle.

 

 

Flammèches de morts et soleil de pissenlits

L’œuvre marche comme une funambule entre deux fils, celui de la dégradation du quotidien de Suzu et de sa famille au fur et à mesure que le pays s’enfonce dans le marasme de la guerre, et celui du monde haut en couleurs de Suzu, qu’elle crayonne avec passion sur des carnets, où l’écume des vagues de la mer intérieure de Seto est perçue comme des sauts de lapins blancs. Limpides et diffus comme une aquarelle, les traits de crayon qui composent les plans du film d’animation en des lignes claires se déploient dans des couleurs et des effluves qui entraînent dans des songes doux et cotonneux, installant l’œuvre dans une esthétique de lumière et de réconfort qui se tiendra tout du long, à l’exception de quelques scènes de gouffres traumatiques en aplats noirs saisissants). Néanmoins, dès le début, la cohabitation de registres sensibles contraires est déjà là : d’un côté un magnifique ciel écru, des pissenlits jaunes et des libellules qui virevoltent ; de l’autre, le chant d’une femme qui évoque sa tristesse et la sensation de vide qu’elle éprouve. Et pour cause, le parcours de Suzu sera éprouvant : épouse dans un mariage arrangée, elle devra peu à peu apprendre à remplir le rôle traditionnel ingrat de la femme japonaise, s’occupant de la bonne tenue de la maison, un ordre pesant qui menace ses envolées imaginaires, malgré un mari bienveillant. Puis, viendra la plongée dans la guerre de la ville de Kure, particulièrement bombardée en tant que base navale militaire et où seront détruit la majorité des navires de guerre de la marine impériale japonaise. Des descriptions précises des décors de vaisseaux militaires et des avions qui fendent le ciel composent avec le réel poétique de l’intériorité de Suzu.

 

 

Réserve minutieuse

Là encore le film se développe en petites touches de détails minutieux pour dire avec une réserve toute japonaise les soubresauts traumatiques à l’oeuvre. La difficulté du quotidien avec les tickets de rationnement qui ne permettent bientôt plus que d’obtenir « quatre sardines » pour le repas de cinq personnes, réalité de la faim transfigurée par les efforts de Suzu pour transformer le tout en un festin de soupe miso arrangée avec des pétales de violettes. La douleur c’est aussi le stress du changement de vie de la jeune femme qui lui fait perdre ses cheveux, ou, plus tard le désespoir à la découverte du dernier pot de chocolat de la maison ravagé par les fourmis. Jusqu’à la rencontre avec l’insupportable mort, dans une séquence noire, à peine crayonnée, qui fend le coeur, puis avec les conséquences de la bombe nucléaire, où Suzu, désormais repliée sur elle-même de deuil, de mutilation et de culpabilité, assistera depuis sa maison de Kure à la formation d’un nuage atomique jaune comme un pissenlit. La grande beauté de Dans un recoin de ce monde se loge dans ce maillage serré entre la poésie d’un monde magnifié par l’imaginaire d’une jeune femme, qui lui servent de remparts à la douleur du monde, et les traumatismes qui la balafrent à vie. Un composé de sensations ineffables pour un film qui construit dans un champ de ruines des travées menant vers une résilience humaine éclatante.

 

Titre original : Kono Sekai no Katasumi ni

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Durée : 125 mn


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