Le récent Shirin clôturait-il pour Kiarostami un cycle sur l’expérimentation de plus en plus radicale des possibilités du plan fixe ? Copie conforme contient en effet les traces et les acquis des films précédents tout en marquant un renouveau tant esthétique que théorique. Le film débute en terrain connu : un plan fixe sur une table sur laquelle est posé/présenté un ouvrage :
Copie conforme. L’auteur, l’anglais James Miller (le baryton William Shimell, que Kiarostami a mis en scène dans l’opéra
Cosi Fan Tutte), s’apprête à venir dédicacer son essai sur la copie et le regard en histoire de l’art. En face de lui, l’assistance, régulièrement disposée sur des sièges, en attente de sa bonne parole. Le dispositif rappelle évidemment la salle obscure, et par extension toute salle de spectacle. Du fond de la salle apparaît le visage de Juliette Binoche, qui s’approche et s’installe au premier rang. De la même manière que dans
Shirin (déjà avec Binoche), il y a un divorce entre ce qui est montré et ce qui est entendu : le discours sur l’art (pas des plus fins) et ce qui s’avère être un « anti-plan » de réaction sur une Binoche incapable de se concentrer, de se poser sur ce discours. Entre le son et l’image, la copie ne sera jamais conforme.
De même, plus tard dans le film, le non couple formé par Shimell et Binoche dans un café sera pris pour la cristallisation du mariage parfait. La méprise de la restauratrice s’avère la parfaite illustration des thèses de l’essayiste (et du film ?) : l’art revêt la valeur qu’on veut bien lui donner. L’original n’est affaire que de regard. Dans ce discours sur la copie (soit le faux qui se donne pour l’original), le faux couple va accepter de devenir cet autre qu’on a vu en lui, cette copie d’un couple lambda et de ses atermoiements. Voici la vraie bonne idée du film : donner une réalité à la parole, celle-ci rendant vrai ce qu’elle énonce. Peu importe que l’énoncé soit par ailleurs erroné : du moment que le mot est dit, il devient une réalité. Le discours est performatif. Passé ce tour de passe-passe brillant, Copie conforme sombre dans une psychologie de bazar sur le couple et l’incompréhension homme/femme digne de la presse dite féminine. L’homme ronfle et la femme passe trop de temps dans la salle de bain, elle est fleur bleue et veut être rassurée, lui est égoïste et absent. Dans une remarquable absence de finesse, Kiarostami tire à gros boulets : elle se maquille comme une dinde (« Ta femme qui s’est faite belle pour toi ! »), lui regarde une grosse moto. Le tout servi dans une succession de regards caméras et de jeux d’échos. Les regards caméras viennent réactiver la frontalité du dispositif de Shirin et directement invectiver le spectateur, avec un aspect parfois comique qu’on n’attend pas toujours chez Kiarostami. C’est d’ailleurs dans certaines séquences volontairement comiques que le film retrouve un peu de légèreté venant interrompre le flot d’un discours pâteux et fat. Vient s’ajouter un jeu d’écho et d’autoréférence qui parcourt le film et vient unir les deux états du couple (étrangers dans la première partie, mariés depuis quinze ans par la suite). Les discussions se redoublent, les scènes et les motifs aussi : deux musées, plusieurs mariages… A l’image de l’idée lancée par Shimell, comme les œuvres, les êtres ne sont que des copies de leurs ancêtres. Le couple du film comme copie d’un couple lamda ou d’un couple de cinéma ? Et alors…?
Que faire de
Copie conforme ? C’est un peu la question qui nous traverse durant toute la projection. Deux références sautent aux yeux. Celle à
Mulholland Drive (2001) de David Lynch d’abord, pour la construction : la seconde partie comme copie décalée de la première et le changement de rôles des personnages. Mais surtout une atmosphère générale qui fait indubitablement penser à
Voyage en Italie (1954). Tout cinéphile est condamné lorsqu’il voit à l’écran un couple marcher et parler anglais en Italie à penser au film de Roberto Rossellini. La référence semble tout sauf fortuite et les liens sont forts : la déambulation, le couple en crise, les références à l’art, la longue séquence en voiture cadrée sur le pare-brise… Et… Et alors ? Question qui revient sans cesse. La question du simulacre est depuis toujours constitutive du cinéma de Kiarostami. Ce qui se donne pour vrai ne l’est jamais : l’aspect documentaire de
Ten (2001), les larmes de
Shirin. Tout n’est que jeu d’acteur, montage de réalisateur. Ce qui n’a jamais empêché la sincérité du geste. Hors ici, pour la première fois, on se demande à quoi mène ce geste. Comment Kiarostami a-t-il pu se contenter d’une étude des relations aussi superficielle (alors qu’il a été assisté par Caroline Eliacheff, scénariste récurrente de Chabrol, accessoirement Madame Karmitz à la ville, producteur de Kiarostami depuis dix ans) et grossière ? A moins que tout ceci ne soit qu’une grande farce, tendant à l’imitation d’un certain type de comédie sentimentale américaine ? Même sous cet angle :
so what ?
Malgré des qualités formelles propres au cinéma kiarostamien et l’intégration volontaire d’un aspect déceptif, le film laisse dubitatif et la machine semble tourner à vide, comme les mots de Marie Darrieussecq dans le dossier de presse du film : « Comment raconter encore une histoire d’amour en Toscane ? COPIE CONFORME : en jouant sur les clichés. Sur la conformité des lieux, les petits hôtels amoureux, les cafés qui refroidissent pendant qu’on se consume, les ruelles où l’on se perd, où l’on se fait mal, où l’on se retrouve, et les pavés qui sonnent sous les talons. » Décrit de cette manière, c’est un film en toc qui nous est servi. Une « copie conforme » peut-être ? Et alors… ?
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