Conversation animée avec Noam Chomsky

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Il était une fois l´homme avec Michel Gondry et Noam Chomsky.

On a beau s’habituer au rythme soutenu des productions diverses (long et court métrages, clips, expositions) de Michel Gondry et à l’alternance entre gros films soutenus par les studios (et souvent qu’à demi réussis) et projets plus confidentiels, le réalisateur parvient encore à nous surprendre. S’il profite de larges moyens pour parsemer de ses grosses productions de trouvailles visuelles et structurelles et les rendre ainsi plus intéressantes que la simple illustration un peu méthodique (The Green Hornet, 2011, L’Ecume des jours, 2013), ses « petits » films sont souvent porteurs d’une inventivité et d’une émotion qui nous rappellent pourquoi, en fait, on l’aime. Gondry renoue ici avec le documentaire après Block Party (2006) et L’Epine dans le cœur (2009). Mais un documentaire tout sauf conventionnel. Depuis la lecture de La Fabrication du consentement (1), le réalisateur est fasciné par le travail du philosophe et linguiste américain Noam Chomsky que, paradoxalement, le grand public connaît peut-être plus pour son engagement de longue date contre la politique impérialiste des Etats-Unis. C’est alors tant en cinéaste-documentariste qu’en admirateur que Gondry l’approche : il s’agit, pour lui, tout autant de transmettre son discours que de s’y confronter, le décortiquer, le comprendre, y soumettre ses lacunes.

Un documentaire donc, mais un documentaire en grande partie dessiné et animé. Dans les premières minutes, le réalisateur présente et justifie ce choix surprenant en évoquant l’inévitable manipulation inhérente au documentaire. Avec l’animation, l’image se dénonce immédiatement comme un artifice et non une vision prétendument objective de la réalité. Au spectateur alors le devoir de se positionner lui-même face à ce qui lui est montré plutôt que de le recevoir sans jugement. L’ambition est tout à fait louable, mais il n’est guère certain que le choix de la création animée rende le spectateur plus critique face aux images. Le réel intérêt de l’animation, et donc du film, c’est de juxtaposer au discours en off de Chomsky une interprétation visuelle. Via le dessin, Gondry tente de s’approprier la pensée du philosophe, d’abstraite la rendre concrète. Avec ses hésitations, ses erreurs et ses incompréhensions, qu’il ne cache pas, le réalisateur tente de traduire une pensée complexe en images, par ses capacités à lui, de l’appréhender et la pénétrer. Ce sont ainsi deux langages qui se croisent le long du film : celui du philosophe et celui de l’artiste, le verbe contre l’image.

 

Ces deux langages se croisent, mais se rencontrent-ils ? C’est bien là l’un des enjeux de cette Conversation animée qui interroge en grande partie la construction du langage et notre mode d’appréhension du monde. Evoquant l’histoire des sciences, Chomsky revient souvent sur la nécessité de remise en cause des évidences et des faits pour pallier les limites des capacités humaines, et donc la nécessité d’un constant décentrement du regard. Si sur la forme, le film est magnifique – rappelant souvent le travail de Norman McLaren à qui Gondry reconnaît sa dette – il est aussi extrêmement dense. Il y a beaucoup à voir et beaucoup à entendre. Trop peut-être. A cela s’ajoute une information supplémentaire pour le public français : celle du sous-titrage puisque les conversations ont lieu en anglais. Alors malheureusement, dans tout cela, le discours de Chomsky passe quelquefois au second plan. A la différence de la lecture, le film impose son rythme, parfois trop rapide.

Trop rapide certes, mais passionnant. D’autant plus que Conversation animée est assez court. Si la brève percée dans l’intime de Chomsky est un peu déplacée, son évocation de l’histoire récente du XXe siècle est percutante. De l’antisémitisme des Etats-Unis pendant la Seconde Guerre et son immobilisme quant au génocide juif (2), à l’évocation discrète et modeste de ses engagements politiques, Chomsky dément ainsi l’image du scientifique détaché du monde.

 

Mais le plus intéressant réside peut-être dans la dérive que Gondry produit via ses dessins et, plus loin, par la dérive que chaque spectateur peut alors créer de lui-même par ses propres réflexions. Evoquant les religions et les superstitions comme une conséquence logique des limites de la perception humaine (on ne connaît pas toutes les causes, donc on tente des nouveaux liens pour expliquer les choses), s’avouant athée, Chomsky se garde bien de critiquer la foi et précise amusé que ce n’est pas parce qu’il n’écoute pas de rock qu’il l’interdit. Dans les dessins de Gondry, le rock et la religion se mélangent alors, ce qui n’était pas du tout le cas dans le discours du philosophe. La croix rencontre le concert et la foule. On ne peut alors s’empêcher de penser au Rock my religion de Dan Graham (3). Dans la vidéo de 1982, puis le livre de 1993, l’artiste américain évoque le concert rock comme l’un des rares moments de véritable réunion sociale, un temps collectif qui brise l’individualisme et mènerait à une transcendance comme la religion l’avait, elle, formalisée dans la liturgie, le chanteur devenant alors une figure messianique. Intéressé et investi dans le milieu de l’art (4), on se plaît à penser que Gondry ait pensé ce rapprochement.

Sous l’impulsion des dessins et du regard du cinéaste, le discours de Chomsky nous pénètre autant que l’esprit et l’attention dérivent. C’est peut-être alors justement dans sa difficulté à nous faire partager le travail du philosophe et dans la possibilité de faire surgir un autre propos que réside la part la plus intéressante de cette Conversation animée.

(1) Coécrit avec Edward Herman, publié en 1988, cet ouvrage interroge les rapports entre les media et la propagande dans les sociétés contemporaines : « Mais quand on ne peut plus contrôler par la force, il faut contrôler la pensée. Pour ce faire, la manière habituelle est d’utiliser la propagande (la fabrication du consentement, la création d’illusions dites nécessaires), de marginaliser le public ou de les réduire à l’apathie. […] La fonction principale des mass media aux Etats-Unis est de mobiliser le public pour qu’il soutienne les intérêts dominants des gouvernements et du secteur privé. » L’ouvrage donne lieu à un documentaire en 1992 : La Fabrique du consentement, réalisé par Mark Achbar et Peter Wintonick, est visible ici.
(2) Il revient d’ailleurs sur l’épineux rapport Harrison.
(3) Visible ici.
(4) Il a à plusieurs reprises collaboré avec l’artiste Pierre Bismuth, notamment avec la vidéo The All Seeing eye (2005).

 

Titre original : Is The Man Who Is Tall Happy?: An Animated Conversation with Noam Chomsky

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Durée : 98 mn


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