Coffret 4 DVD « Malek Bensmaïl: un regard sur l’Algérie d’aujourd’hui »

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…ou quand la sortie d’un coffret de quatre documentaires de Malek Bensmaïl est l’occasion de regarder l’Algérie à travers les yeux d’un cinéaste.

Comme tous les matins, un drapeau est hissé au milieu de la cour. Point de départ habituel d’une journée d’école, les couleurs de l’Algérie flotte au-dessus de la tête des enfants. Dans La Chine est encore loin (2008) Malek Bensmaïl retourne dans les Aurès (territoire montagneux à l’est de l’Algérie), là-même où en novembre 1954 tombèrent les premières victimes de la révolution algérienne parmi lesquelles un instituteur français. En 2008, il revient filmer ici les témoins de cette révolution et leurs enfants, futur de l’Algérie. Si Malek Bensmaïl attend son dixième film pour aller au plus près de ces enfants, fils de l’Algérie libre, ce qu’il trouve au milieux d’eux est déjà dans chacun de ses documentaires précédents. En allant filmer l’Algérie, le cinéaste trouve au détour de chaque métrage le même conflit qui voit "mémoire" et "présent" s’affronter ; fatalisme et espoir se trouver face à face. Une fois le drapeau monté bien haut dans le ciel, les écoliers rentrent dans la classe. Sans doute plein de bonnes volontés, l’instituteur propose un exercice basé justement sur cette "mémoire" : "Qui d’entre vous a un grand-père martyr de la Révolution ?". Les enfants les uns après les autres y vont de leur histoire et prennent la parole. Les souvenirs de chaque famille se ressemblent. Lorsque le tour d’Ahmed arrive, l’instituteur se retrouve piégé:

– "Tu as un grand-père martyr ?
– Non
– Ton oncle ?
– Monsieur je n’ai personne.
– Tu n’en as pas ?
"

Entre les martyrs d’hier et les enfants d’aujourd’hui que filme Malek Bensmaïl, où se situe l’Algérie ? Ce drapeau hissé tous les matins, dans quelle époque le plante-t-on ? L’enfant répond à l’instituteur en voix off, une des intrusions de fiction de ce documentaire : "Nique ta mère !"
 
 


Des vacances malgré tout

Avec le plus vieux film du coffret édité par l’INA, Des vacances malgré tout (2000), la méthode Bensmaïl apparaît déjà. Le cinéaste y filme Kader, immigré dans la région parisienne depuis 1964, emmener pour la première fois ses enfants visiter la maison qu’il fait construire près d’Alger depuis des années. Malek Bensmaïl place sa caméra entre ces deux Algérie, celle qui est restée et celle qui est partie et s’inscrit comme spectateur de l’incompréhension mutuelle qui va rythmer ces vacances. S’il y a un point récurrent dans les quatre documentaires du coffret, c’est bien l’absence de jugement du cinéaste. Chaque corps filmé, chaque personne prenant la parole a la même importance à l’image. Avant de juger la jeune parisienne qui se met en colère quand elle constate l’état de la maison de son père ou juger la jeune algérienne qui ne se révolte pas contre ses parents qui ne la laissent pas travailler à l’extérieur, Malek Bensmaïl commence par les écouter.

La plus grande partie du film se déroule dans la maison de Kader ou chez son frère et se concentre sur les discussions entre leurs enfants respectifs. Les parisiens veulent comprendre pourquoi leur cousine ne sort que si peu de chez elle ; pourquoi elle sourit devant ses parents alors qu’à l’abri de leurs oreilles elle parle d’enfer. Le cinéaste ne filme aucune réponse à ces questions mais comme toujours dans ses documentaires, le cinéma va prendre le relais. A la manière de cette jeune algérienne cloîtrée entre quatre murs il arrive un moment où son film suffoque et où le besoin se fait sentir de voir d’autres lieux et d’autres visages. Les parisiens emmènent leur cousine à la plage et Kader visite les quartiers de son enfance. Mais rien ne semble capable de sortir la caméra de l’enfermement dans lequel elle s’est elle même placée. Alors, Malek Bensmaïl laisse tourner et les "personnages" prennent forme. Il apparaît au milieu des scènes quotidiennes une mère et un père sur un lit qui pensent à leur vie, à leurs enfants et à cette maison qui ne veut pas se construire. Le retour en France est alors pour le moins étrange. Ceux qui y étaient restés ont beaucoup de questions mais les vacanciers peu de réponses. Qu’ont-ils vu si ce n’est la mer et quatre murs ?
 
 


Aliénations

La capacité de Malek Bensmaïl à créer des moments de cinéma à l’intérieur de ses films les écarte souvent du seul champ documentaire qui leur était dédié et promis. A de nombreuses reprises dans l’œuvre du cinéaste plus aucun élément ne nous renvoie à la réalité dans laquelle les images sont pourtant extraites. A tel point qu’à plusieurs moments il est facile d’oublier que l’on regarde un documentaire. L’hôpital psychiatrique de Constantine qu’il filme dans Aliénations (2004) a ainsi tout d’un hôpital de cinéma. Les pensionnaires, pour certains eux-mêmes déconnectés de la réalité, se retrouvent sublimés par la caméra sans que jamais Malek Bensmaïl ne les trahisse. On s’attache aux femmes et aux hommes enfermés car ce dernier ne les abandonne jamais. Face aux médecins ou au milieu d’autres patients, aucun d’eux n’est laissé seul et toujours leur répondent des regards ou des paroles. Par la mise en scène de cet espace clos qui découle du montage – l’hôpital pourrait paraître vide et pourtant il grouille de vie – le cinéaste raconte de petites histoires.

L’Algérie est bien là, à la porte de l’établissement mais également à l’intérieur, dans les conversations des pensionnaires pourtant déconnectés du dehors. L’utopie d’un homme qui fait rire y compris les aides-soignants quand il chante We are the world, devient plus grave quand il parle d’amour entre musulmans et juifs – cette fois-ci, ce sont les autres pensionnaires qui rient. Quand une jeune femme au cour d’une table ronde s’en prend aux autres filles autour d’elle, dont certaines internées car l’hôpital est leur dernier lieu de refuge, c’est tout le scandale de la condition féminine qui transpire à l’écran. L’espace clos d’Aliénations est un lieu de transit où Malek Bensmaïl filme des histoires de cinéma ayant pourtant toutes un pied dans l’Algérie d’aujourd’hui. A la manière d’Urgences (1988) de Raymond Depardon le cri vient de l’intérieur de l’hôpital mais peut être entendu de l’extérieur.

 


Le Grand Jeu

A chaque film Malek Bensmaïl tente de se faire une place dans le territoire où il s’invite ; qu’il s’agisse d’une maison en construction ou d’un hôpital psychiatrique. Quand il filme les présidentielles algériennes de 2004 en suivant la campagne électorale d’un opposant d’Abdelaziz Bouteflika, Ali Benflis, l’espace qu’il va filmer est double. Au plus près du politique, Le Grand Jeu (2005) va déjà capturer les meetings, les déplacements en voiture, en avion, jusqu’à l’aberration du jour de scrutin et les résultats qui verront le président sortant être réélu à 85 % des voix. Mais les instants filmés par le cinéaste sont également précieux au vu de l’espace géographique qu’ils couvrent.

Avec Aliénations, il pose sa caméra à Constantine, dans La Chine est encore loin dans les Arès et Le Grand Jeu voyage également dans le territoire algérien loin de la capitale. A travers sa façon de filmer les paysages, Malek Bensmaïl cherche à mettre des images sur l’Algérie, à filmer frontalement la terre, les villages, ses habitants. Les arrivées d’Ali Benflis dans les villes de province du Grand Jeu comptent ainsi parmi les instants les plus réussis de son film. Mais plus encore que l’intérêt que suscite la candidature d’Ali Benflis, c’est tout l’espoir d’un peuple que réussit à filmer Malek Bensmaïl. Tout le vertige de ce film vient d’ailleurs du musèlement de cet espoir quand après la première heure euphorique le cinéaste devient témoin du scandale des urnes fantômes. Quand arrive le jour de l’élection, tout ce qui a été filmé plus tôt s’écroule. Malek Bensmaïl suit le chargé de communication d’Ali Benflis dans sa tournée des bureaux de vote et les trouve seulement occupés par les représentants d’Abdelaziz Bouteflika. Pendant quelques instants, le film semble tomber dans une faille où le pays qui a été filmé alors et ses habitants ont disparu et où les quelques personnes présentes dans ces bureaux de vote paraissent très nerveuses face à la caméra.

Dans cet espace irréel, qui tranche nettement avec les minutes précédentes, toute la puissance du documentaire se retrouve dans les yeux que filme Malek Bensmaïl. Alors que rien ne pouvait jusque-là arrêter la caméra, pour la première fois apparaît la peur de "l’image témoin". Dans l’angoisse des bureaux de vote déserts, le cinéaste semble filmer, avant même les résultats, le cadavre de la présidentielle de 2004. Pourtant, et c’est le caractère le plus précieux des quatre films de ce coffret, même fragile, reste un espoir à l’écran. Aux foules en liesse du Grand Jeu répond la sortie scolaire finale de La Chine est encore loin comme s’il suffisait pour l’Algérie de faire durer un peu plus longtemps l’état de grâce filmé par Malek Bensmaïl. Sortis de leur classe d’école, les enfants sont à la mer avec derrière eux le pays qu’ils doivent construire. Les garçons se baignent et quelques filles osent tremper leurs pieds. Le cinéaste étire au maximum ces minutes précieuses mais a bien compris que cet instant ne peut plus durer.
 


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