Choron dernière

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Huitième film de Pierre Carles, « Choron dernière » retrace le parcours de Georges Bernier, alias Professeur Choron, fondateur des revues satiriques Hara Kiri et Charlie Hebdo.

Un homme qui donnait l’impression de ne jamais souffler, de ne jamais lâcher prise sur son existence. Une bombe à retardement qui n’explosait pas toujours dans la finesse, mais qui ne perdait jamais une occasion d’exploser. Un homme dont la radicalité tranche cruellement avec la tiédeur de Val, actuel directeur de Charlie Hebdo.
Du vaguement mégalo professeur Choron sur la fin, au Choron revenant sur son enfance, en passant par Choron le patron de presse et Choron l’artiste, Carles et Martin réussissent un portrait ni didactique ni hagiographique. Une sorte d’hommage amical, en quelque sorte.
Ames conformistes s’abstenir…

Carles, un Michael Moore français ? A une nuance près.

N’ayant été pré-acheté par aucune chaîne de télévision, Choron dernière n’a pas été des plus simples à financer. Et pour cause : ancien journaliste, connu notamment pour son travail dans la cultissime émission Strip Tease, Carles ne fait aucun cadeau à la télévision, milieu dont il a dénoncé les accointances avec le milieu politique dans son film Pas vu, pas pris, censuré à la télévision française. Après un détour par le monde du travail, à travers les deux volets Attention danger travail, et Volem rien foutre al pais, Carles revient à l’univers des médias. La sociologie est un sport de combat, centré sur Bourdieu, constituait déjà un premier essai réussi de portrait. Au fil du temps, ses films constituent une œuvre cohérente : du cinéma direct, en prise avec le politique, qui donne la parole à des personnes ayant choisi un mode de pensée alternatif par rapport au modèle dominant. Une sorte de croisade morale contre les hypocrisies et les faux-semblants de la société, mais jamais moralisante, car toujours ouverte. Le cœur de son travail consiste à montrer que les systèmes sont manipulateurs, et que seuls des individus vraiment autonomes et libres peuvent lutter contre cette domination structurée. Un cinéma profondément engagé, donc. Choron dernière s’inscrit dans ce projet, en mettant en lumière la vie de cet anticonformiste qu’était Georges Bernier : sa liberté de ton et son intégrité sont ici au cœur du film, comme un écho désagréable, mais détonnant, à nos propres autocensures et concessions quotidiennes.

Les films de Carles sont produits de manière totalement indépendante, à la différence de Michael Moore qui se vante d’être produit par la Warner. Carles ne veut être le fou d’aucun roi de l’audiovisuel. D’où sans doute le vent de liberté qui court dans ses films. Voilà un cinéaste qui prend le mot indépendance au sens propre. Un cinéma qui filme la marge, à la marge.

Mais Carles, ce ne sont pas seulement des sujets militants, c’est aussi et avant tout du cinéma. Un cinéma en apparence mal fichu : sans voix off, le gloubi boulga d’archives et d’interviews est en effet parfois indigeste, l’impression de bricolage agaçante. En réalité, passée cette première impression brouillonne, le montage se révèle beaucoup plus astucieux qu’il n’y paraît. Carles, toujours fidèle à lui-même, ne se contente pas de mettre des images d’archives bout à bout en suivant un certain ordre chronologique ; son reportage ne se veut pas seulement un retour sur la vie du Professeur Choron, mais aussi un système de dénonciations  et de revendications qui apparaissent en filigrane sur la pellicule : chaque cadrage, chaque mimique, chaque mot ont été méticuleusement choisis et mis au service des idées du réalisateur, qui offre ainsi un documentaire à double tranchant, à la fois dynamique et porteur d’un parti pris assumé sans complexes. Le montage du film en trois parties bien distinctes incite à penser que Carles et Martin ont cherché à couvrir toutes les facettes du Professeur Choron, de son statut de trublion qui vampirisait les plateaux de télévision sur lesquels il était invité, à celui d’être on ne peut plus humain, racontant des souvenirs de son enfance avec nostalgie. Malgré une réalisation quelque peu scolaire, qui rappelle les sacro-saintes dissertations formées d’une thèse, d’une antithèse et d’une synthèse, on se laisse tranquillement guider par ce portrait kaléidoscopique : à la fin, on n’est pas vraiment sûr d’avoir retenu tous les détails de l’histoire, mais on a l’impression de connaître mieux le personnage.

« Un mystique de la perversion, pas un employé de la provoc’ »

Une chose est sûre : en ces temps de politiquement correct, les sketchs du Professeur Choron sont purement et simplement décapants. « C’est un mystique de la perversion, pas un employé de la provoc’ » dit de lui un dessinateur de Charlie Hebdo.  L’homme semble comme possédé par ce qu’il dit : il ne provoque pas pour provoquer, mais pour asséner sa vision du monde à la face des bien-pensants. Anarchiste convaincu, il hait toute forme d’institution, qu’elle soit politique ou économique. On est aux antipodes de la fausse provocation de certains comiques qui font de la scatologie et de la violence les fins mêmes de leurs propos, alors qu’elles ne devraient en être que des vecteurs. Non, le côté trash Choron et de ses comparses n’est jamais gratuit : quoi qu’on en pense, il révèle plutôt une critique féroce et radicale de nos modes de vie et de pensée. Sectaire, Choron l’est. Mais d’où vient ce sentiment que ce type de personnalité est indispensable au vivre ensemble ? On se trouve bousculé, ébranlé, dérangé, voire choqué ; et le monde apparaît paradoxalement plus sain. Plus sain, peut-être parce que si une telle dose de liberté peut s’exprimer, c’est rassurant. Peut-être parce que grâce aux excès de Choron, on se sent moins étouffé par une pensée dominante, même si soi-même on ne va pas aussi loin. Le fait de savoir les limites encore reculées dans la radicalité donne un goût inhabituel de liberté. Choron savait prendre ce rôle de clown à bras-le-corps. Un clown qui montre que la grossièreté n’est pas la vulgarité.

Est-ce l’effet du montage qui rend Philippe Val si « petit » à côté du Professeur Choron ? Wolinski si suffisant ? Cavanna si mortifié ? Très certainement. Carles ne se cache pas de ses opinions, et laisse rapidement à penser qu’il ne porte pas le trio de tête de Charlie Hebdo dans son cœur. On peut remarquer, presque avec amusement, que Choron dernière porte, dans le fond aussi bien que dans la forme, les traces d’un système qui, en s’interdisant toute sorte de limites, prend le risque de dériver dans un schéma vicié, qui revêt parfois l’apparence d’un serpent qui se mord la queue. Mais ce qui aurait pu devenir un travers gênant pour le film de Carles, finit presque par porter toute la rhétorique et la philosophie pour lesquelles se battait le Professeur Choron ; animé par une profonde révolte sociale, brûlant d’un feu tellement ardent qu’il le consumait lui-même peu à peu, Choron faisait partie de ces hommes, aussi rares que précieux, qui bâtissent leur vie autour de leurs idéaux, martyrs modernes acceptant de sacrifier vie sociale, vie professionnelle, et pourquoi pas, vie tout court, pour une cause à laquelle ils s’accrochent avec le désespoir des braves. Approchant la mort, comme un personnage de Beckett attendant Godot, Choron se met à nu, au sens propre comme au sens figuré : au sens propre, quand il exhibe son corps malade à l’hôpital. Au sens figuré, enfin, lorsqu’il revient sur les lieux de son enfance, l’usine à laquelle il était destiné, les horizons bouchés des « petites gens ».
Loin, très loin de la bourgeoisie intellectuelle parisienne, qu’il faisait grincer des dents, et qui le déchut.


Titre original : Choron dernière

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Durée : 98 mn


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