Chœur de Tokyo est, à plus d’un titre, un film atypique dans l’œuvre d’Ozu. Alors qu’il saura merveilleusement, dans la suite de son oeuvre, mettre en scène le temps qui passe, le cinéaste semble ici non pas vouloir le capter mais le court-circuiter : chose incroyable, Chœur de Tokyo commence par un flash-back nous montrant le héros au lycée lors d’une séquence aux allures martiales. La rupture chronologique est ensuite violente : un carton annonçant « Ceci appartient au passé. Il (le héros) est maintenant employé d’une société d’assurance. » nous ramène au présent.
Ozu esquisse alors les contours d’un cinéma non pas véritablement engagé, mais que l’on pourrait qualifier de « social ». La plupart du temps chez le cinéaste, le contexte social et économique n’est qu’évoqué. Dans Chœur de Tokyo, le héros y est pleinement confronté. Là encore, il est étonnant que le réalisateur nous donne des repères chronologiques précis. Son héros parle des méfaits de « la politique de Hoover ». L’histoire se situe donc au début des années 30, après le terrible krach boursier de 1929. La crise économique mondiale n’épargne pas le Japon, et il sera difficile de s’en extraire. Cette sourde menace qui plane sur le pays est métaphorisée par des plans significatifs, comme la contre-plongée sur une fleur surplombée, en arrière-plan, par de menaçants fils électriques.
C’est dans ce contexte qu’Ozu dresse le portrait de son héros. Tout comme le père de famille d’Une auberge à Tokyo, celui de Chœur de Tokyo pourrait être un personnage chaplinesque. Même noblesse d’âme, même sourire gravé sur le visage, et surtout même état de perpétuelle lutte. Car dans ce Japon touché par la précarité, où les patrons tirent profit d’un rapport hiérarchique trop vertical, où Tokyo nous est présentée comme « la ville du chômage », où les vagabonds en sont réduits à se partager les cigarettes des passants, il faut lutter pour survivre. Le héros du film ne contente pas de lutter pour lui, mais aussi pour les autres, n’hésitant pas à s’élever contre le licenciement abusif d’un collègue. Difficile de ne pas penser au Charlot des Temps modernes, la force poétique en moins…
La lutte du héros, dont certaines mimiques font d’ailleurs penser au cinéma burlesque, est également affective. Il y a notamment son fils qui lui donne bien du mal, si difficile à satisfaire, si difficile à rendre heureux. Les rapports interpersonnels deviennent primordiaux, et le groupe un bastion de résistance face au monde oppressant qui entoure les protagonistes. D’autant plus que la mort les entoure, comme les montre le plan d’un poisson échoué sur les berges d’un ruisseau ou celui d’un insecte fatalement attiré par la lumière d’une lampe.
Mais tout n’est pas perdu, car c’est justement dans la difficulté que les liens se resserrent, que le groupe devient non plus aliénant mais protecteur, que son corps devient chœur, adressant à l’unisson le même refus de la fatalité. C’est lorsque sa fille tombe malade que la famille du héros se ressoude, c’est lorsque l’un des leurs est menacé de licenciement que les employés de la boîte d’assurances font bloc. Chose effroyable, le travailleur est justement menacé parce qu’il a assuré des personnes qui ont décédé peu de temps après : malheureusement pour lui, il a mal parié sur la vie d’autres hommes…
La fin du film fait écho a son début. Les mêmes personnages présents dans les premières séquences, au lycée, se retrouvent chez leur professeur pour une soirée privée. La boucle est ainsi bouclée, dans une vision cyclique du temps, comme pour marquer d’avantage le caractère éternel de la lutte.
Chœur de Tokyo n’est probablement pas l’œuvre la plus connue d’Ozu. Et pourtant, voici un beau film, atypique et non moins personnel. La version d’origine pourra certes, à quelques moments, paraître un peu kitsch et longuette. C’est qu’elle est complètement muette. Mais si l’on écoute attentivement, on entendra se dégager du Chœur de Tokyo un petit air de musique, lent, doux et douloureux à la fois. Il s’agit tout simplement de la rhapsodie d’un homme au grand cœur.