Carte des sons de Tokyo

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Les nuits fantasmées de Tokyo, entre chienne et louve.

Ténébreuse tueuse à gage la nuit, poissonnière invisible le jour, Ryu broie du noir. Sa vie bascule le jour où Midori décide de se donner la mort. Midori… Tout tourne autour d’elle, de son corps, de ses photos. Des images extatiques, c’est tout ce que nous verrons d’elle, ça et le drap qui la recouvre à la morgue, ça ou son sang étalé sur le miroir : « pourquoi ne m’as-tu pas aimée comme moi je t’ai aimé ? ».

Dans le rôle de David, l’amant décevant : Sergi López. Ryu devra l’exécuter pour soulager la souffrance du père éploré. Cette fois, malheureusement, elle tombe amoureuse… Ryu n’a rien d’un monstre : elle nettoie consciencieusement les tombes de ses victimes. Femme enfant, elle raffole des mochis à la fraise. Femme fatale, elle cache son flingue sous sa lingerie. Inconsolable, elle pleure aussi souvent dans son lit. Tuer n’est pour elle qu’une manière de se venger de ces couples débectants, se bécotant langoureusement dans le métro… jusqu’à ce qu’elle trouve le moyen de tromper la solitude cruellement tenace qui lui colle à la peau. A ses risques et périls.

Premier danger : se muer, elle aussi, en bien-aimée exclusive et bêtifiante. Du genre solaire et rayonnante, que tout le monde regrettera lorsqu’elle disparaîtra. Un peu comme Midori. Mais le joli tableau a son revers, pervers : arrivera-t-elle à combler le vide laissé par miss sunshine dans le cœur de David ? Paradoxalement débordante d’un amour inédit, on la retrouve tout à coup vidée de sa substance, presque possédée par la morte. Le rite sexuel entre les deux amants, filmé de manière très esthétisante par Isabel Coixet, et dont on pourrait soupçonner l’éventuelle gratuité, prend alors tout son sens. A l’hôtel Bastille, chaque soir, Midori revit dans les bras de David. Notre faucheuse, fiévreuse, se perd dans les couloirs en faux marbre rococo. Rendez-vous « place des Vosges », dans un wagon de métro…

 

Reprises de Piaf en japonais, marchand de vin espagnol, décors de fête foraine, couleurs et lumières scintillantes dans un Tokyo léché, tantôt cru, tantôt toc, tantôt surréaliste, Coixet dépasse l’effet carte postale – agréable – de certains Lost in Translation pour donner véritablement chair à la ville. Dans le manège défilent les clichés les plus improbables, témoins de l’ivresse d’une touriste énamourée, inconditionnelle, affamée du moindre détail… Rien n’échappe à Isabel Coixet, car, attention, Ryu est suivie par un preneur de son méticuleux. Père de substitution, son seul ami dans l’immense métropole, la voix off qui nous guide. Il enregistre les bribes de conversations, jusqu’au bruit qu’elle commet en sirotant son ramen. Puis il les réécoute, tentant de remonter le puzzle, de percer les secrets de cette femme mutique, aussi éthérée qu’incarnée. S’il avait su, il aurait pu… la sauver ?

Peu importe la trame. Nous sommes comme des mouches prises dans la toile d’une tragédie indémodable, idéalement cousue de fils noirs par Coixet. Joli prétexte. On l’a probablement lu et vu des centaines de fois : un spectre vengeur, une proie isolée, deux destins télescopés, un homme écrasé par la fatalité. Comme Sisyphe, David, sans le savoir, traîne un rocher implacable de chagrin, devant une héroïne certaine de mourir jeune. Nous demeurons néanmoins suspendus à ses pas. Jamais pur esprit n’aura semblé si palpable. La maîtrise et le soin de l’image associés à l’épaisseur mesurée du son laissent pareillement le champ libre à l’intuition, favorisant ainsi les associations visuelles et auditives les plus poétiques. Dommage, toutefois, que l’expérience sensorielle cède au bavardage rationnel et explicatif à la fin du film. Même s’il appuie finalement autant qu’il galvaude l’incertitude, troublante : avons-nous halluciné cette Tokyo ?

L’histoire serait apparue à Isabel Coixet à la halle à marée de Tsukiji, en respirant l’odeur du thon frais, des algues et des huîtres… Une mystérieuse jeune femme au teint crayeux y refusa avec véhémence de se faire photographier. Sa vision ne la quittera plus. La réalisatrice prise en flagrant délit l’avoue donc elle-même : son film est bel et bien l’œuvre narcissique d’un fantasme obstiné…

Titre original : Map of the Sounds of Tokyo

Réalisateur :

Acteurs : ,

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Durée : 109 mn


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