Anna M.

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Nous attendions avec intérêt le nouveau long métrage de Michel Spinosa, remarqué il y a six ans avec La Parenthèse enchantée. Mais nous n’imaginions pas un tel choc. Dans Anna M., expérience risquée proscrite à ceux qui détestent les grandes plongées dans les tréfonds de l´âme humaine, le cinéaste ausculte vaillamment le mental d´une érotomane […]

Nous attendions avec intérêt le nouveau long métrage de Michel Spinosa, remarqué il y a six ans avec La Parenthèse enchantée. Mais nous n’imaginions pas un tel choc. Dans Anna M., expérience risquée proscrite à ceux qui détestent les grandes plongées dans les tréfonds de l´âme humaine, le cinéaste ausculte vaillamment le mental d´une érotomane atteinte de l´illusion délirante d´être aimée par un docteur qui, lui, n´a rien demandé.

Vertiges d´un amour impossible. Anna M. (Isabelle Carré, exceptionnelle) vit seule avec sa mère dans un appartement et passe son temps dans une chambre clinique. Sa seule activité consiste à rénover des manuscrits pour la Bibliothèque de France. Et rien d´autre. Amitié quasi-inexistante et pas la moindre esquisse sentimentale. Alors qu´elle sort son chien la nuit, elle tente de se donner la mort en se faisant volontairement percuter par une voiture qui ne la remarque pas. Elle n´en retirera qu´une cicatrice sur la jambe et, surtout, un sérieux tohu-bohu intérieur. Telle la princesse d´un conte de fées, elle est réveillée par un docteur (Gilbert Melki, passif) qui, en l´auscultant sensuellement, finit par titiller des désirs trop longtemps endormis. Animée par un coup de foudre qu´elle croit réciproque, Anna inverse les rôles: comme un homme, elle suit sa proie amoureuse pour l´inviter à boire un verre et se masturbe assise sur son siège chez elle le soir venu pour compenser l´absence affective.

Lorsqu´elle découvre qu´il a une femme, c´est la fin du monde. Persuadée que le docteur lui a promis monts et merveilles, Anna M., dont on ne révélera jamais le patronyme pour conserver l´anonymat et l´aura mystérieuse, a la malchance d´aimer sans savoir ce que cela signifie et sans jamais avoir été aimé en retour. Trop longtemps frustrée, elle se comporte comme une petite fille dans un corps adulte, ne maitrisant pas ses pulsions, asséchée par le manque de désir. Son obsession maladive pour ce docteur va prendre au fil du récit des proportions très inquiétantes. Son unique envie sera alors de ruiner ce bonheur existentiel auquel elle n´a pas droit et de bousiller les fondements d´un couple pour se venger de l´amour qu´il ne lui donne pas.

Avec un style impassible et clinique, Michel Spinosa refuse cette option facile qui consiste à adopter le point de vue du couple pour montrer une agression incontrôlable et préfère au contraire pénétrer dans le monde intérieur d´Anna pour retranscrire ses moindres vacillements. Aux antipodes d´un thriller au cheminement classique, Anna M. déjoue les lieux communs avec une audace folle. Le cinéaste organise ses rebondissements comme des soubresauts psychologiques sans chercher le sensationnalisme : il préfère scruter le regard blême de son héroïne brisée, coller à sa fragilité nue, montrer sa nudité sans chercher à éveiller le moindre désir, suivre ses errements incertains, inscrire son parcours dans un contexte a fortiori réaliste, instiller le suspense dans les séquences suspendues où on ignore ce qui peut surgir au détour du plan suivant. Cette exigence est payante, lui permettant d´échapper aux dérives complaisantes et larmoyantes. A aucun instant, Anna ne suscite l´empathie. Au contraire, elle est montrée comme paumée dans un tumulte existentiel dont elle ne saisit pas les codes et devient un monstre d´égoïsme. Dans ce registre délicat, Jennifer Jason Leigh et Isabelle Huppert ont prouvé dans des genres différents qu´elles étaient capables de beaucoup. Isabelle Carré, actrice qui ne cesse d´explorer une palette émotionnelle très dense, se fond dans ce voyage au bout de la folie jusqu´à l´écoeurement avec une conviction effrayante.

A son image, sans faiblir, avec une économie de moyens et une rigueur de chaque instant, Michel Spinosa traite un cas d´érotomanie comme une maladie incurable et dévastatrice en ayant le bon goût de fuir comme la peste la psychanalyse sur bobine. Il mue une analyse qui sur le papier serait aussi passionnante qu´une dissertation sur la loi et la pulsion en tragédie élégiaque et contemporaine fragmentée en plusieurs parties qui sonde en creux la solitude urbaine et plus insidieusement gratte le vernis bourgeois des apparences trop tranquilles. De manière viscérale et complexe.

La cicatrice sur la jambe d´Anna confère une dimension organique renvoyant aux cinémas de Cronenberg et Haynes mais l´absence de ludisme réveille le fantôme du Dans ma peau de Marina De Van, expérience de cinéma radicale et perturbante, où une jeune femme à qui tout réussit sombre dans la folie suite à une blessure à la jambe, et se suicide socialement pour se réfugier dans une solitude délétère. Spinosa n´a pas à rougir de ces comparaisons imposantes : ce charivari enchanté et dérangeant qui sonde un mal contemporain n´en finit plus de secouer tous nos sens. Grand film, sans doute.


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