Angoisse

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Immersion en salle.

angustia ; \aŋˈgus.tja\ : anxiété profonde née du sentiment d’une menace imminente mais vague.

Pousser la lourde porte qui nous sépare d’une salle de cinéma c’est accepter que par ce simple geste la réalité dans laquelle nous évoluons s’évanouisse. Entrer dans une salle de cinéma, choisir son siège pour les prévoyants ou se glisser sous les soupirs agacés dans celui qui reste pour les retardataires, éteindre son téléphone ou passer toutes les bandes-annonces le nez plongé dedans ; tous ces comportements ritualisent notre accès à l’œuvre. Aller au cinéma en somme c’est aller vivre pendant quelques heures dans un monde qui n’est pas le nôtre, puis le quitter pour retrouver le sien. Mais alors que faire si la fiction que l’on regarde se passe aussi dans une salle de cinéma, avec des personnes qui comme nous regardent un film ? Faire cela c’est ouvrir une porte dérobée, soit exactement ce que fait Bigas Luna avec le long métrage Angustia. Le réalisateur espagnol n’en est alors pas à son coup d’essai, sélectionné à deux reprises à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes pour Bilbao d’abord et Caniche ensuite, ce n’est que quelques années plus tard avec le premier film de sa trilogie ibérique Jabon Jabon qu’il rencontrera le succès. Angustia est en revanche son premier et unique film d’horreur, sorti en 1987 et qui passe globalement inaperçu en plein boom des films de genre et de la percée médiatique de réalisateurs comme Dario Argento et Brian de Palma.

 

 

« Le cinéma est un mélange parfait de vérité…

John à une trentaine d’années et est infirmier dans un cabinet d’ophtalmologie, il habite chez sa mère dont il prend soin à cause de sa mauvaise santé. Mais le soir John est aussi tueur en série pour le compte de sa chère maman, qui nourrit l’obsession de posséder tous les yeux de la ville. Elle le pousse à lui obéir à travers des rituels douteux donnant la capacité de communiquer par la pensée. John aimerait pourtant s’émanciper, certain qu’il peut tuer sans l’aide de sa mère. Bien décidé à lui prouver ce dont il est capable, il entre dans un petit cinéma miteux pour assister à la projection d’un vieux film. Petit à petit il va tuer à la fois spectateurs et personnels dans des scènes aussi sanglantes que macabres. C’est alors que l’on réalise, après plus d’une vingtaine de minutes, que ce que l’on voit est en réalité un film projeté dans une salle de cinéma et auquel assistent deux copines de lycée. Si Linda est captivée par le film Mother qui est diffusé, Patty quant à elle ne rêve que de rentrer chez elle mais c’est sans compter sur l’un des spectateurs qui va s’avérer être, tout comme dans le film qu’elles regardent, un tueur. Oui, Angustia est un métrage à plusieurs couches. Un film le film, dans un film au sein même du film que nous regardons. Et si en effet il y a de quoi vouloir en avaler une aspirine ou deux c’est bien sa construction qui en fait une œuvre aussi intéressante. On s’attend au départ à une sorte de film d’horreur grotesque frisant le nanar, sans un réel autre propos qu’une référence grossière dans la scène d’ouverture aux Oiseaux et à Psychose d’Hitchcock. Ce n’est finalement que le début d’une angoisse plurielle et déroutante.

 

 

S’accaparer les yeux des protagonistes dans une salle de cinéma ne peut être de l’ordre de l’anodin, car s’il est vrai que le son joue une importance capitale depuis son apparition dans le cinéma, l’image en est l’origine même. Bien entendu un film se regarde de plusieurs façons et une personne aveugle ou sourde peut trouver intérêt à aller se faire une toile, sauf que ce qui nous intéresse ici est l’action délibérée d’ôter la vie et la vue alors même que le film se déroule. À l’instant où les victimes meurent, on les prive du dénouement du film mais leur ôter les yeux c’est s’approprier leur dernière vision, les images ancrées de la scène qui se déroulait devant eux. Il y a dans le côté presque burlesque des scènes de meurtres d’Angustia, un frisson inattendu et bien moins risible que ce que l’on avait présagé. L’histoire de John est si abracadabrantesque et sanguinolente qu’il est difficile pour les amateurs et amatrices de films de genre de la prendre au sérieux mais c’est l’addition de tous ces excès et la mise en abyme du spectateur qui réveille l’angoisse. On peut se douter que les évènements dans la salle de cinéma vont faire écho à ce qui est projeté sur l’écran. Pourtant la détresse de Patty filmée en gros plan crée un sentiment d’oppression auquel il est fort difficile d’échapper. Tout est pensé pour qu’on se sente piégé : la salle est un endroit clos plongé dans la pénombre, qui rend difficile tout repère dans l’espace en cas de fuite. On remarque d’ailleurs qu’à de nombreuses reprises Luna emprisonne le spectateur avec les victimes dans la salle en la cadrant dans son entièreté, rajoutant un sentiment de claustrophobie ambiant dont on a hâte de se défaire.

 

… et de spectacle. »

La forme du métrage est non seulement réfléchie pour servir le versant effrayant du scénario mais en est même à l’origine. Les personnes ayant vu Angustia se souviendront sans difficulté de la bande sonore de ce dernier et de la détresse auditive éprouvée à de nombreux passages. La cacophonie de bruits métalliques s’entrechoquant encore et encore entraîne le spectateur dans une spirale infernale similaire à celle balancée sur l’écran dans des flashs aveuglants qui le déboussole. Finalement l’histoire du film est relayée au second plan, la pluralité des trames scénaristiques étant trop sous-développées pour permettre une réelle implication émotionnelle. Le lien prévisible entre la mère dans « Mother » et le tueur de la salle de cinéma, la façon dont il s’adresse à l’écran en tirant dans le public aveuglément sont autant de scènes sans véritable solidité narrative. Le climax final, bien qu’attendu dans un film de genre offre un final déroutant et percutant qui est le bienvenu. La réunion de Patty et de John, alors que celui-ci est censé être un personnage fictif, replace ce qu’on nous présentait comme la réalité diégétique du métrage dans de la pure fiction. La scène finale vient non seulement justifier toute la grossièreté du scénario à l’écran et dans la salle de cinéma puisque l’ensemble fait en définitif partie d’un tout, d’un film duquel nous somme le public. Bigas Luna pousse même jusqu’à diffuser le générique de fin sur un écran dans une salle de cinéma avec uniquement une silhouette à laquelle on a bien entendu vite fait de s’identifier.

Souvent on assiste à des déséquilibres entre une idée puissante et sa mise en image, comme c’est le cas avec la série de films The Purge de James DeMonaco dont le propos — la dépénalisation de tous les crimes, y compris le meurtre, 12 heures par an afin de réduire le taux de criminalité des États-Unis ; est bien plus fort que le rendu final. Le rapport semble presque s’inverser avec Angustia dont la quasi entièreté du film repose sur sa forme. Les choix de réalisation maintiennent un entre-deux dérangeant qui pousse le spectateur à poursuivre l’expérience indéfinissable qui lui est proposée, condition inexorable à l’intégration du propos final. Bigas Luna ne révolutionne certes pas les scénarios d’horreur mais il démontre que la construction d’un film est un vecteur tout aussi important dans l’impact d’une œuvre cinématographique, et replace brillamment la vocation même de la salle de cinéma en tant qu’entité. Il permet au spectateur de questionner le rapport qu’il entretient avec la fiction. Une chose est sûre : Angustia porte merveilleusement bien son nom.

 

Titre original : Angoixa

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Durée : 89 mn


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