Emma, épouse d’un riche industriel, mène une existence conforme à la bourgeoisie, dans les murs froids et gigantesques d’une demeure milanaise. Sa vie bascule lorsqu’elle rencontre l’ami de son fils, Antonio, jeune homme qui excelle dans l’art culinaire.
Amore présente une fresque sublime de la bourgeoisie italienne. Inspiré par Sirk ou Visconti, Luca Guadagnino filme le pouvoir de la haute société, à travers des plans fixes ainsi que des décors immenses et froids. La propriété des Recchi est ensevelie sous une neige, reflet d’une austérité étouffante pour Emma et sa fille, dont les aspirations personnelles vont s’avérer inconciliables avec leur statut social. Chaque parcelle de la demeure familiale suinte la rigidité et voit passer les domestiques, gouvernés par des bourgeois apparaissant eux-mêmes comme une galerie de statues. Rien ne doit déborder de la ceinture, rien ne doit s’échapper des portes que l’on prend soin de bien refermer. Malgré l’immensité des lieux, le sentiment de claustration est fort. Russe exilée en Italie, Emma paraît une vivante enfermée dans un tombeau.
Puis arrive la césure, éclatante. Amore tire sa force de cette naissance lumineuse d’Emma, incarnée par une Tilda Swinton plus belle que jamais et qui rappellera sans doute certaines figures hitchcockiennes. La femme s’éveille aux sens par le biais de la cuisine. Antonio lui ouvre les portes de l’hédonisme grâce à son don culinaire. Les mets délicieux chassent les maux intérieurs et la nature remplace les lieux clos. La caméra quitte Milan pour se poser sur un paysage champêtre, en offrant des panoramiques où explose un sentiment de libération. Cheveux fraîchement coupés comme sa fille, Emma, sort enfin de sa chrysalide et s’envole comme ces insectes, filmés en gros plan, en train de butiner les fleurs. Mais les ailes ne sont pas intactes. Luca Guadagnino expose le conflit intérieur de la maîtresse de maison avec grand soin, au moment d’une poursuite sublimée par une mise en scène riche en ruptures.
Amore trouve également sa beauté dans le combat de deux extrêmes : la passion contre les conventions sociales, lesquelles cadenassent les êtres avec fermeté. Le réalisateur confère des accents tragiques à son film, où la maison opulente des Recchi, baignant dans des couleurs sepia, évoque quelque palais racinien. Les agissements des anciens rejaillisent sur les plus jeunes, comme une malédiction. Le film joue habilement la carte de l’ivresse des sens, mêlée à celle du tiraillement pour arriver à une merveilleuse combinaison qui hisse Emma au rang des protagonnistes d’un Ibsen, asphyxiés entre les murs d’une maison de poupée. Et pour accompagner le tout, les belles sonorités de la langue italienne et la partition signée John Adams, qui apportent leur pierre, finement taillée, à la charpente lyrico-tragique et absolument irradiante.