Agora

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Politique, questionnements métaphysiques et philosophie se bousculent avec éclat dans le nouveau chef-d´oeuvre d’Alejandro Amenabar, sans en altérer la profonde émotion. Jamais traitée au cinéma, la destinée de la philosophe Hypatie s’orne de problématiques toutes contemporaines.

On peut généralement ranger les grands cinéastes dans deux catégories : ceux qui creusent leur sillon dans un même genre avec quelques variantes comme Carpenter, et ceux qui promènent leurs thèmes dans des univers différents à chaque film comme Kubrick. Alors que l’on a longtemps cru pouvoir le ranger dans la première catégorie, Alejandro Amenabar s’applique désormais à trouver sa place dans la seconde. Fer de lance du renouveau fantastique espagnol des années 2000 avec ses trois premiers films, il suit depuis des chemins imprévisibles.

S’il fallait pourtant établir un lien dans la filmographie d’Amenabar, c’est probablement la constante opposition entre des thématiques très cérébrales et existentielles et la profonde émotion et humanité dégagées par les personnages censés les illustrer. Cette facette se retrouve dans chacun de ses films sans exception : questionnement sur la fascination pour les images violentes mêlé à un pur thriller dans Tesis, poignant récit de dépit amoureux mêlé à une fable dickienne sur la perception du réel dans Ouvre les yeux. Il en va de même dans Les Autres, mettant en scène un douloureux secret familial et jouant sur l’opposition entre le monde des morts et des vivants ou encore Mar Adentro, offrant un plaidoyer passionnant en faveur de l’euthanasie, à travers son héros formidablement interprété par Javier Bardem. Cet équilibre constant entre intellectualisation froide et émotion à fleur de peau trouve son aboutissement dans Agora, sans doute le film le plus ambitieux d’Amenabar à ce jour.

L’intrigue d’Agora nous plonge dans l’Alexandrie du IVe siècle après Jésus Christ. Cité cosmopolite, son emplacement en fait un des carrefours du monde antique où vont s’agiter les différentes forces en présence, citoyennes de l’Empire romain. Reflet d’autres poudrières passées et à venir, le cadre du récit oppose donc païens adorateurs des dieux multiples aux chrétiens dont le culte est en pleine expansion, ainsi qu’aux juifs. Au centre de ces luttes (en apparence) religieuses trône Hypatie (Rachel Weisz), philosophe ayant consacré son existence au savoir, symbolisant ainsi le berceau intellectuel et culturel que fut Alexandrie avec sa grande Bibliothèque. C’est la perte de cet idéal dévoué à la réflexion que nous dépeint Amenabar, annonçant la chute de l’Empire romain et la longue ère d’obscurantisme du Moyen-Age. Anciennement parias victimes de persécutions, les chrétiens deviennent ainsi oppresseurs à leur tour, cherchant à éradiquer les autres cultes et formes de pensées par la destruction de la Bibliothèque.

Tout cela resterait bien théorique si Amenabar n’avait, une nouvelle fois, ramené le champ des idées vers l’humain. Les affrontements religieux et idéologiques sont donc intimement liés aux enjeux dramatiques, le scénario mêlant habilement aspect romanesque (le personnage de Davus) et réalité historique. Le début du film notamment, laisse faussement augurer un triangle amoureux entre Hypatie, Oreste son élève et Davus son esclave. C’est l’occasion de dévoiler progressivement le caractère inflexible d’Hypatie, trop préoccupée par ses recherches pour se consacrer à un homme. Formidablement incarnée par Rachel Weisz, Hypatie est finalement le personnage le plus fidèle à ses convictions. Oreste (Oscar Isaac, belle révélation) se convertira au christianisme pour accéder au poste de gouverneur tandis que Davus rejoindra les Parabolani (milice religieuse chrétienne) par soif de reconnaissance. Hypatie quant à elle ne change pas d’état d’esprit et sera brutalement rattrapée par un monde désormais changé. Il faut voir son exaltation lors de ses recherches scientifiques, indifférente aux massacres barbares qui l’entourent. Amenabar et son coscénariste Mateo Gil lui attribuent d’ailleurs des trouvailles en astronomie (le cycle de rotation de la Terre autour du soleil, l’attraction terrestre) résolues des siècles plus tard. Le but est autant de souligner les connaissances d’Hypatie que de montrer la perte énorme que constituèrent ces heures sombres pour le progrès scientifique. Loin d’être uniquement un symbole (vêtue d’une toge d’homme, Hypatie s’établira comme une figure féministe au fil des siècles), la Hypatie d’Amenabar est une femme qui s’interroge, pas forcément indifférente aux hommes mais dont l’ébullition intellectuelle l’en éloigne constamment.

Visuellement, Amenabar délivre une œuvre bien éloignée du péplum classique. On est ici dans une démarche proche des reconstitutions de la BBC (les moyens colossaux en plus, l’aspect figé en moins), consistant à montrer le train de vie des gens de cette époque avec le plus de « réalisme » possible. S’il ne se prive pas d’illustrer les décors de son Alexandrie reproduits avec détails (la direction artistique est éblouissante, aidée des historiens les plus érudits sur le sujet), jamais le film ne donne dans l’esthétisant clinquant. Les lieux les plus somptueux traversés semblent toujours avoir subi l’outrage du temps, et la réalisation d’Amenabar évite constamment l’imagerie grandiloquente associée au genre. Au contraire, le réalisateur opte pour un style fluide et sur le vif, renforçant ainsi la réalité des personnages et des situations, éloignés par le temps mais proches par leurs réactions. Là où la moindre banalité est déclamée comme du Shakespeare dans les péplums d’hier et d’aujourd’hui, les questionnements les plus profonds sont ici abordés dans un langage anglais courant (on ne tombe pas dans l’artificialité de l’Araméen adopté par Gibson dans La Passion du Christ) mais uniquement avec un effort pour souligner les différents accents, et ainsi l’aspect cosmopolite d’Alexandrie.

La reconstitution monumentale, les batailles énormes (jamais épiques toujours sanglantes et barbares) ne doivent jamais entraver ce qui intéresse principalement Amenabar : les idées et les hommes. Il serait un tort de voir en Agora une diatribe anti-religieuse ou chrétienne. La croyance n’est ici qu’un outil de tyrannie et de manipulation politique, dont l’interprétation destine à se dominer les uns les autres. Les nombreux plans de la Terre vue depuis l’espace, les nombreux zooms arrières passants de la sauvagerie des hommes à la quiétude des cieux interrogent. Regard divin du Créateur désolé par l’interprétation faite de son message ? Métaphore de la petitesse des intrigues humaines dans l’immensité de l’univers ? Réflexion sur les questionnements astronomiques d’Hypatie ? Toutes les interprétations sont permises, montrant bien la profondeur du message par la seule force de l’image. Dans ce contexte, c’est paradoxalement le personnage le plus franc, dénué d’arrières pensées et apportant une rigueur presque « religieuse » à ses convictions qui est destiné à être sacrifié. Cette séquence constitue le pic émotionnel du film, Amenabar respectant la réalité historique tout en y ajoutant la touche romanesque qui fait la différence.

Un des films les plus intelligents jamais tournés sur le basculement des civilisations, où les reflets du monde d’aujourd’hui se dessinent sans lourdeur par la grâce d’une écriture parfaite. Amenabar réalise sans doute là son meilleur film. 2010 commence bien…

Titre original : Agora

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Durée : 126 mn


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