C’est probablement leur film le plus personnel. Touchant, grinçant, et étonnant. Profondément. Il y a, de fait, bien plus qu’un grand écart entre leur dernière comédie déjantée et distanciée – Burn after reading – et cette nouvelle chronique, flirtant avec l’angoisse, l’absurde et l’intime. D’ailleurs, si A Serious Man déclenche quelques rires, c’est pour mieux conjurer l’accumulation déraisonnable, insupportable, de difficultés auxquelles se trouve confronté le personnage principal : le doux, honnête et sérieux professeur Gopnik. Pour sûr, un avatar fictif (burlesque ?) de leur propre père…
A travers lui, au premier degré, les frères Coen revendiquent de toute évidence le caractère autobiographique de cette histoire : l’époque (1967), la région (le Midwest), et le milieu (universitaire, dans une petite ville) convoquant les fantômes de leur jeunesse. Mais ça n’est pas tout. Comme toujours chez ces deux frangins troublants d’intelligence et de malice, un second, voire un troisième degré n’est jamais loin. Ce père débordé par les coups du sort, celui-là même qui, bien que scientifique accompli, s’en va chercher réponses et sagesse auprès de trois rabbins, ce brave homme interroge forcément, et de façon plus symbolique, leur relation (et leur filiation) à la culture juive américaine. Or, si A Serious Man est constamment traversé de tendresse, il n’en est pas moins chahuté, ce tout le long, par un frisson mortifère.
Mondes perdus
Nul hasard si ce drôle de film – et ce drôle de drame – s’ouvre sur un prologue en noir et blanc, joué intégralement en yiddish, dans une Europe centrale aux allures de conte fantastique. Le lien entre cette pseudo tradition (c’est, en réalité, une pure invention) et la lutte désespérée du petit prof du Midwest pour maintenir un semblant d’équilibre dans sa vie ? Ces deux univers, apparemment étrangers, agitent un spectre identique : celui d’un monde perdu. Le talent de Joel et Ethan, conteurs redoutables, c’est qu’en sidérant le regard du spectateur avec ce folklore décalé, inattendu, mais originel, ils le somment d’être vigilant tout le reste du film. Impossible de flâner, quand bien même la mode des années 60 (costumes, voitures, couleurs, musiques) pourrait flatter notre goût du spectacle et de "l’entertainment". On sait, on sent que ce qui suit va surtout, et mine de rien, explorer… le sens de la vie. Et l’on sait, l’on sent, qu’entre sourires et chagrins, c’est au minimum la filiation des frères Coen avec Kafka qui l’emportera !
Pas tranquille, donc… De fait, il n’est jamais "paisible" de toucher à la famille (et chaque personnage de celle-ci est étonnant), à la foi, à la loi, à la responsabilité, à la mortalité et, accessoirement, aux phénomènes dentaires ! Surtout quand on évite ostensiblement, comme eux, les pièges de la démonstration et de la nostalgie. Sur le fond, comme sur la forme, Joel et Ethan déconcertent donc, volontairement. Par exemple, et pour finir, en choisissant des acteurs que l’on connait peu (Richard Kind) ou pas du tout (Michael Stuhlbarg, épatant dans le rôle de Larry Gopnik) : ils tournent ainsi le dos, résolument, à leur fameuse distanciation (induite, par exemple, avec des stars comme George Clooney ou Brad Pitt). Cet oncle, bizarre, débonnaire et délinquant, ce pourrait être le nôtre. Cela a pu être, assurément, le leur.
Reste l’ultime pirouette : ces deux champions de la dérision n’ont pas pu s’empêcher d’appeler leur film le plus personnel A Serious Man. Rappelant que ce qui leur importe, encore et toujours, même dans l’intimité la plus proche, c’est de traquer la posture, le simulacre, la part de fiction, au fond, dans le monde d’hier… comme dans celui d’aujourd’hui. Incorrigibles chenapans.