24 City

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Jia Zhang-ke poursuit sa bouleversante exploration des métamorphoses de la Chine contemporaine en juxtaposant témoignages individuels et mémoire collective.

Après Still Life, qui s’attachait déjà à décrire les répercutions de la modernisation sur la population de Fengshu, dans la vallée des Trois-Gorges du sud de la Chine, Jia Zhang Ke continue avec 24 City à recueillir des fragments de l’histoire chinoise, avant que les métamorphoses que connaît le pays n’en effacent le souvenir. Mais si le lion d’or de Venise de 2006 s’intéressait surtout à l’inscription et à la disparition des corps dans un environnement en mutation, 24 City est d’abord un film sur la parole.

En 2006, le cinéaste apprend que l’usine 420 va être détruite pour faire place à un complexe immobilier de luxe, le « 24 City » du titre. Située dans la ville de Chengdu, l’immense zone ouvrière s’est spécialisée depuis la seconde guerre mondiale dans la fabrication d’avions, et a traversé le siècle comme usine secrète d’armement, avant de connaître un long déclin après les guerres de Corée et du Vietnam. Devant la rapidité de sa destruction, Jia Zhang Ke ressent la nécessité de filmer ce monde et ses habitants avant leur disparition. Il recueille divers témoignages dans le but de les regrouper dans un documentaire. Mais très vite, le réalisateur a l’idée de modifier la forme en utilisant des acteurs contant des récits de fiction, écrits à partir de diverses histoires vécues, avec l’aide de la poétesse Zhai Yongming, originaire de Chengdu. Il conserve alors de véritables entretiens d’ouvriers, qu’il mélange avec quatre témoignages fictionnels, articulés autour de plans inscrivant les personnages dans leur univers et d’intermèdes poétiques illustrant leurs propos.

     

La force du film réside dans ce dispositif, qui ouvre le réel à l’universalité de la fiction, et apporte crédibilité aux récits en les mariant à la réalité. On pense, devant cette foi en l’outil cinématographique à retravailler le réel pour en enregistrer une trace profonde, au travail d’Eustache documentariste, autre grand cinéaste de la parole, ou aux Profils paysans de Depardon. 24 City partage avec la saga sur la disparition du monde agricole traditionnel français la même proximité, la même absence de jugement sur son sujet, et un goût pour les portraits picturaux magnifiant ses modèles, tout en conservant la plus grande simplicité. Mais ce qui touche le plus dans cette parole filmée, outre la force de certains récits, c’est la difficulté que l’on sent à attendre, pour ces ouvriers dont le discours a été modelé une vie durant par le système étatique chinois, une forme singulière. Le film inscrit constamment, par ses choix de mise en scène, l’individu dans le collectif. Les lieux choisis pour les faire parler de leurs histoires personnelles sont aussi ceux partagés par la communauté : l’intérieur de l’usine, un bus, un bar, ou l’ancienne école réservée aux enfants des ouvriers. Leurs discours même témoignent de cette dépersonnalisation, à l’image de celui du vieux maître, qui dit saluer ses anciens collègues lorsqu’il les croise, mais avoue tristement être incapable de les reconnaître individuellement.

Mais cette inscription de l’individu dans le collectif est aussi paradoxalement ce qui confère au discours son caractère universel. Les citations musicales, cinématographiques, ou poétiques participent de ce mouvement, comme autant de traces d’une mémoire partagée. Jia Zhang Ke s’amuse par exemple à faire jouer à Joan Chen un personnage appelé « Petite Fleur » par les ouvriers de l’usine, à cause de sa beauté, si ressemblante à celle du personnage d’un film éponyme de 1980, incarné par… Joan Chen. Il utilise de même à plusieurs reprises chants ouvriers ou musiques populaires (dont un morceau de Sally Yeh, interprété dans The Killer) qui font échos aux propos des personnages, comme pour montrer à quel point les expériences personnelles sont façonnées par l’imaginaire collectif.

  

A mesure que les intervenants se font plus jeunes, s’opère pourtant une métamorphose du « nous » en « je ». Et c’est toujours sans juger ses personnages que Jia Zhang Ke témoigne de ce passage à l’individualité, qui est au centre du film, et qui est peut être la mutation essentielle que cherche à filmer le cinéaste. Aux gestes répétitifs des ouvriers se substituent les mouvements circulaires d’une petite fille à roller affirmant n’être jamais rentrée dans le lieu où ses parents travaillent. Quand l’usine est détruite, s’élève de ses ruines une nappe de fumée blanche, d’où émerge, grâce à un magnifique fondu, le visage radieux d’une jeune femme ayant réussi à s’extraire de son environnement. Son affranchissement cache pourtant aussi un vrai malaise. Sa carapace de self made woman se fissure rapidement, et, à la stabilité d’un ancien monde aliénant se substitue une incertitude toute contemporaine. Des traces d’un passé peu à peu oublié émerge un présent flou, et c’est toute la beauté de ce film d’avoir su capter les deux avec une netteté associant la force du réel et la beauté de la poésie.

Mais encore :
– Lire la critique de Useless
– Lire la critique de Still Life
– Lire la critique de The World

Titre original : Er shi si cheng ji

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Durée : 107 mn


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