Ce prologue nous plonge d’emblée dans le domaine de la poésie insensée ou du collage absurde. Le monde inventé par Juan Solanas est aussi étonnant qu’il est invraisemblable. Avec l’aide du directeur de la photographie Pierre Gill, le réalisateur argentin parvient à produire des images extraordinaires, avec cette ville et ses immeubles suspendus dans les airs, ces pointes rocheuses inversées qui se touchent presque, cette façon qu’ont les objets de voler dans les airs dès lors qu’on les a changés de monde. Certaines séquences, comme celle du premier jour de travail du héros à l’étage zéro de la tour TransWorld, étage qui fait la jonction entre les deux gravités et oppose dans la même pièce ceux d’en haut et ceux d’en bas, incitent à se pincer pour y croire. Cocasses, les conversations en gravité divergente invitent à reconsidérer la méthode du champ/contrechamp pour y ajouter des notions saugrenues de verticalité. Cette conception du monde est tellement inouïe que le regard a besoin d’un long temps d’adaptation pour s’y faire – au risque de ne pas s’y faire du tout.
La tête à l’envers
Avec un film pareil sur les bras, le consensus critique ou public paraît inimaginable. Upside Down possède un emballage si ouvertement merveilleux que son contenu ne peut pas être à la hauteur de l’enveloppe. Et, en effet, on ne peut pas dire que le scénario soit dénué de défauts. Sauf que l’important n’est pas là. Juan Solanas nous raconte une histoire d’amour avant de faire un film de science-fiction : son héros, Adam Kirk (Jim Sturgess), vivant en bas, entretient une amourette avec la belle Eden Moore (Kirsten Dunst), une habitante d’en haut. Ils se réunissent au point où les montagnes se rejoignent presque, selon un procédé surprenant : Adam lance une corde à sa dulcinée avant de l’attirer jusqu’à lui et de la placer dans une encoche de la roche pour ne pas qu’elle retourne illico presto à son monde d’origine. Blessée au lors d’une grave chute, Eden est laissée inconsciente tandis qu’Adam est emmené par des gardes-frontière. Ce n’est que dix ans plus tard que le jeune homme revoit Eden, à la télévision, et n’apprend qu’elle travaille dans la tour de TransWorld, un gigantesque bâtiment qui relie les deux mondes. Il ne lui reste plus qu’à trouver un moyen d’intégrer l’entreprise, rejoindre ceux d’en haut et prendre contact avec sa belle. Autant dire qu’il y aura, à ses projets amoureux, quelques obstacles.
Un script sens dessus-dessous
Il ne faut pour le reste pas s’attendre à des miracles. Ce n’est qu’en sous-texte que Upside Down s’aventure dans des métaphores qui dépassent le strict plan visuel et romantique. Comme c’est régulièrement le cas avec les films de science-fiction, la lutte des classes est symbolisée par un échafaudage structurel concret : à la traditionnelle superposition des rangs sociaux par étages urbains (dont Metropolis de Fritz Lang, réalisé en 1927, reste le meilleur exemple) se substituent, ici, les effets dissociatifs d’une double gravité. En haut vivent les nantis, au cœur d’une mégapole à la pointe de la technologie ; tandis que ceux d’en bas sont démunis et vivent au milieu des ruines de ce qui fut naguère de vastes cités, enveloppés par une photographie volontairement grise et triste. Bien que dans ce monde les notions de haut et de bas soient toutes relatives, les plus élevés se moquent volontiers de ceux qu’ils considèrent comme des moins que rien. Cet apartheid graphique est rarement exploité pour ses connotations sociétales, sauf lorsqu’il s’agit de mettre en exergue les difficultés d’Adam à rejoindre Eden dans une société qui ne mélange pas ses membres.
L’autre métaphore, entérinée par le beau plan final, prend naissance dans la symbolique des prénoms des personnages principaux : Adam porte le nom du premier homme créé par Dieu tandis qu’Eden fait référence au jardin d’avant le péché originel. Tous deux sont donc destinés à former un nouveau paradis terrestre où seront réfutés les classes sociales aussi bien que les écarts de richesse – c’est une lecture d’autant plus légitime qu’Eden se félicite d’être enceinte de jumeaux, à l’instar d’Ève et d’Abel et Caïn dans la Genèse, comme si le monde mortel repartait de zéro. Ceci étant dit, il n’est pas nécessaire de s’adonner au décryptage des symboles pour apprécier ce film dont la première des qualités, son originalité, n’a d’égale que la puissance de l’amour partagé par ses deux héros.