C’est un épais brouillard qui ouvre le dernier film des frères Taviani, Una Questione Privata, adapté du roman éponyme de Beppe Fenoglio, nouvelle adaptation littéraire des cinéastes après leurs Contes italiens (2012). Des nébuleuses envoûtantes qui envelopperont l’œuvre en son entier, faisant des montagnes du Piémont le territoire d’un songe. Etrange songe, puisqu’il enferme une époque tragique, celle de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1943, le jeune italien qui laisse découvrir son visage dans le brouillard diffus, Milton (Luca Marinelli), est engagé dans la résistance comme partisan, en lutte contre « les chemises noires » fascistes. Pourtant, lorsque cet être à l’âme romantique et au nom de poète apprend que la jeune femme qu’il aime, Fulvia (Valentina Bellè), est amoureuse de son ami Giorgio (Lorenzo Richelmy), lui aussi engagé dans la Résistance, son monde dévie et son comportement suit un chemin erratique.
Méandres amoureux
L’engagement politique de Milton est délaissé lorsque, revenant dans l’élégante maison où il vivait d’allégresse avec Fulvia et Giorgio avant la guerre, il apprend de la gouvernante des lieux que ses deux amis s’aimaient. Une belle et inquiétante séquence nocturne vient lever le voile du secret et déclencher ce bouleversement intérieur : la façade jaune et chatoyante d’avant la guerre, d’un horizon de possibles sentimentaux, a laissé place à une nuit intranquille et froide, en zone de guerre. Les méandres amoureux traversés par Milton prennent le pas sur le contexte historique. Et si celui-ci part à la recherche d’un fasciste à « échanger » contre Giorgio, arrêté par les chemises noires, c’est moins pour défendre la cause ou sauver son ami, que dans l’esprit de ne pas se décrocher du triangle amoureux dans lequel il s’est laissé prendre, toujours obnubilé par Fulvia, dont plusieurs flash-back viennent alimenter le souvenir.
Théâtre du songe
Les cinéastes déroulent leur mise en scène comme un théâtre de songe, où une petite mélodie nostalgique, la chanson de Judy Garland « Somewhere over the rainbow », déclinée dans différentes tonalités, se rappelle à l’oreille et à la sensibilité de Milton. Le paysage sourd et presque désert du Piémont en guerre, où chacun traque et se cache, n’avale pas la violence du contexte mais sert de point de pression à l’obsession de Milton. Le film, d’une belle et captivante esthétique, déroule sa forme d’abstraction spatio-temporelle, sa sensation de minuteur, à l’instar de ce soldat fasciste, devenu fou, mimant des mouvements de batteur, claquant le rythme avec sa bouche, dans une sonorité qui reste en tête. Les personnages s’invitent dans les séquences comme des figures de passage, leurs visages filmés en gros plan, parfois tournés vers le ciel et Milton paraît comme isolé dans cet environnement, extrait poétique d’un réel obscur. Dernière réalisation commune des deux frères, après la disparition de Vittorio en avril, Una Questione privata scelle plusieurs décennies d’une riche création artistique en partage fraternel, et, sans rien laisser s’évaporer, rappelle dans sa brume compacte et la quête de Milton, la densité mystérieuse d’un lien.