En attendant dans le hall du siège social de Gaumont, dans un espace d’attente un peu froid donnant sur l’Avenue Charles de Gaulle, sorte de prolongation morne des Champs-Elysées par delà la place de l’Etoile, je me dis à moi-même qu’il se passe quelque chose de différent pour cette projection presse.
Entouré de visages qui sont ceux, habituels, des journalistes impatients d’entrer dans la salle, se mélangent ceux d’authentiques fans, ne travaillant sûrement ni pour Télérama ni pour Ciné Live, mais sûrement des blogueurs, ou des personnes ayant dégoté une invitation via les bons contacts. Au contraire des spécialistes, ils trépignent sur place en attente de pouvoir pénétrer dans l’attraction, tels des enfants dans la file d’attente pour Space Mountain.
Ces regards rafraîchissants me ramènent à mon rapport originel au film avant même de pénétrer dans la salle, et m’amènent à m’impatienter moi-même, à me remémorer avec envie la première image – des files de voitures encombrant un axe routier excessivement large, sous une lueur jaune orangée typique de la Californie ; lourde, électrique, déformée par les vapeurs brûlantes émanant du bitume, l’atmosphère est proche de l’explosion, et les cordes des violons viennent en rappeler l’inéluctabilité.
« Il y a du bon à ce mélange de têtes, ça change ! Et quand je vois ça, je me dis que je suis parfois du mauvais côté de la cinéphilie », me dis-je à moi-même en m’enfonçant dans le fauteuil d’une petite salle intimiste, dissimulée dans les sous-sols de la société. Deux secondes plus tard, mon a-priori est démoli par la discussion de deux journalistes derrière moi, se remémorant avec émotion leur rapport à l’œuvre depuis l’adolescence. Un truc de bonhomme, en tout cas très enfantin transparaît dans leurs mots, comme lorsqu’on débriefait passionnés dans la cour d’école, le lundi matin, le film que tout le monde avait vu en prime-Time sur TF1 la veille au soir. Je me souviens qu’à l’époque, il était possible de voir Robocop (1987) de Verhoeven à 20h50 sur une chaîne nationale, et me dis que les temps ont bien changé. Mais je divague.
C’est un autre type de machine que je m’apprête à voir, flambant neuve dans son nouveau master 4K et sa rutilante conversion 3D. Mes attentes vis-à-vis de l’œuvre sont bien particulières. Je me souviens de chaque seconde du métrage, presque de chaque plan, ainsi que de chaque réplique. Ma mémoire parcourt en quelques secondes la constellation du film et s’arrête sur une poignée d’étoiles ; autant de scènes qui constitueront mes attentes : parmi tous les instants de bravoure constituant le terrain mythologique de Terminator 2, je salive de voir la grande bataille entre les hommes et les machines, en 2029, sur les ruines du monde, les piles de crânes et la terre cendrée. J’ai hâte de voir le générique tout feu tout flamme, entre les jeux pour enfants, les tourniquets et les balançoires, se concluant par l’apparition fétichiste du crâne d’acier du T800 au cœur d’un brasier ardent. Déjà, je me souviens, la marche militaire accompagnant l’apparition du dit crâne, à base de percussions métalliques lourdes, me donnait à elle seule l’impression que la créature cybernétique allait sortir de l’écran. Je me dis que peut-être aujourd’hui, ce sera vraiment le cas. Il y aura aussi la grande course poursuite dans les égouts de Los Angeles, la fuite de l’asile psychiatrique, le terrifiant cauchemar de Sarah Connor qui a définitivement cimenté mon imaginaire.
Alors que le film commence sur les cordes synthétiques de Brad Fiedel, je suis admiratif de la copie. 3D ou pas 3D, c’est une merveille ; les noirs recouvent leur profondeur originelle et de superbes dégradés, la dominante bleue si caractéristique du cinéma de James Cameron se pare d’un éclat sidérant, la définition laisse ressortir une foule de détails dans l’image que je n’avais jamais remarqués, tels certains figurants, ce qu’une serveuse porte sur son plateau, la crasse sur des plaques de cuisson. Cameron a beau avoir la besogne d’un commercial à dents longues, il faut admettre qu’il a vu juste ; toute une génération a grandi avec Terminator 2 mais ne l’a jamais vu en salle. Pour la plupart, la découverte s’est faite sur une VHS, les plus chanceux ont récemment poussé le vice jusqu’à l’achat d’un Blu-ray. Seul petit regret, le travail de lissage est tel que j’ai eu la sensation de perdre tout le grain d’image du 35mm. Celui-ci ne m’avait jamais gêné, au contraire ; il était discret, et n’entachait en rien la modernité du film.
Mais peut-être cela permet-il en revanche une meilleure immersion dans un espace en trois dimensions ?
À cet égard, James Cameron n’est pas un modeste. Conscient de bâtir des pyramides cinématographiques à chaque essai, il n’aime pas voir la poussière s’amonceler sur les monuments qu’il a érigés. Cet orgueil pour le moins fou a le mérite d’en faire un maniaque, de polir et de bichonner à l’excès, comme la belle Harley Davidson noire qu’arbore fièrement Schwarzy. Pour cette unique raison, la conversion 3D de Terminator 2 est du même niveau que celle de Titanic : absolument sublime. Peut-être peut-on simplement dire que l’environnement du célèbre paquebot, tout en couloirs, en longueurs de ponts et en escaliers, a pour lui de s’adapter complètement à l’espace 3D, d’autant mieux que les constructions de plan pensées par Cameron épousent magistralement la profondeur et les perspectives. Terminator 2, véritable film de voyage, road-trip de luxe aux atmosphères évolutives et à la palette de couleurs aussi multiple que les métamorphoses du T1000 (le mythique adversaire métallique de Schwarzenegger, interprété par Robert Patrick), est sûrement plus inégal dans son intérêt de visionnage avec une paire de lunettes teintées.<
En revanche, là où la 3D se révèle la plus intéressante, c’est dans la prolongation du travail de redéfinition de l’image en 4K, c’est-à-dire dans l’invitation à rentrer à l’intérieur d’un espace résolument devenu proustien, pour tout grand amateur du film. Cameron n’aime en effet pas les tours de passe-passe en relief, type pub Haribo, lui préférant le travail sur la profondeur, prenant un plaisir non dissimulé à placer dans l’espace les différentes couches de composition de ses plans. L’effet est saisissant et l’invitation irrésistible, à se voir devenir soi-même archéologue du film, de laisser traîner son regard sur la matière d’un mur couvert de graffitis, de se sentir intrus lorsque JohnConnor et le T800 parlent de sentiments humains, tout en bricolant sous une voiture, d’admirer la musculature saillante de Sarah Connor en train de faire des tractions dans sa chambre d’internée, d’apprécier la souplesse des chorégraphies filmées par Cameron à longueur de travelling. Terminator 2 en 3D, c’est une invitation à l’approfondissement, à prendre part à la marche vers la terre sainte cinéphile. Un geste de mégalomane, pour sûr, mais dont les effets sur le malheureux fan que je suis n’ont pas de prix.
À la sortie de la salle, alors complètement hagard, j’ai la certitude que Cameron a réussi un double pari impossible : mettre en évidence par la conversion que son film n’a pas pris une ride, et reste le blockbuster absolu et définif qu’il a toujours été, et produire par le même temps un engouement qui n’est possible qu’en ayant eu plus de vingt-cinq ans d’existence, une ancienneté qui aura permis au film de devenir un pur espace onirique, un espace dans lequel il devient précieux de se projeter. Une sorte de madeleine avec exhausteur de goût.
En rentrant chez moi par le métro, je croise deux des journalistes présents à la projection, en train de partager leurs écouteurs et de remuer la tête. Je m’approche un peu, et reconnais les guitares lancinantes de You Could Be Mine des Guns n’ Roses. Tout est dit.