1985-2009. Alan Moore et Dave Gibbons publient The Watchmen, vertigineuse sondée du mythe populaire des super héros, au cœur d’une Amérique réactionnaire et ravagée par la violence (Nixon en serait à son troisième mandat, et les Etats-Unis auraient gagné la guerre au Vietnam). Aujourd’hui, que reste-t-il de leur puissante interrogation ? Pas grand-chose, dans le monumental film de Zack Snyder (2h40, tout de même), qui fera certainement frémir les amateurs d’action et d’imagerie numérique. Mais peu importe : le film remet au goût du jour une figure de la transmission, celle du gardien, du passeur : le relais d’un témoignage, d’une expérience possible dans le monde.
1972-2009 : Des vestiges du passé, au seuil de la vieillesse et de la mort. De cette époque, la Gran Torino, secrètement conservée et astiquée par la vieille carne de Walt Kowalski, est le relais. Eastwood lui-même est le dernier des gardiens, celui qui empêche et fait à la fois circuler le mal. 1972 : à un an près, on est aussi dans l’année de la première réalisation de Clint, Play Misty For Me (Un Cri Dans La Nuit), mais également de la naissance d’Harry Callahan (Dirty Harry, 1972, Don Siegel). Kowalski n’est pas Harry, mais il décline 35 ans après une nouvelle version du fantôme, dans un face à face avec un jeune américain d’origine chinoise. Ici, le gardien agit par la négative, voire la « pédagogie par l’erreur » : il tente d’initier au jeune l’approche des figures du mal pour que celui-ci puisse s’en éloigner. Eastwood avait déjà montré pareil phénomène dans deux précédents films auxquels on pense irrémédiablement : Mystic River (2003) et Un Monde Parfait (1993), dans lequel l’apprentissage du petit Buzz par son kidnappeur Butch (Kevin Costner, que les dames n’auront pas oublié, en héros blagueur et tourmenté) se terminait dans une sanglante filiation symbolique.
Dans les deux films, le parcours initiatique des deux enfants, Thao et Buzz, passe par l’effort, la souffrance, la connaissance et l’expérience de la mort. On connaît l’histoire de la carte postale, dans Un Monde Parfait : Butch, un prisonnier évadé, kidnappe le petit Buzz, un jeune garçon dont les membres de la famille sont témoins de Jéhovah. En chemin, Butch montre au gamin la carte postale qu’il garde toujours sur lui, envoyée par son père depuis l’Alaska, un paternel qu’il n’a que peu connu, et dont il conserve une trace émotionnelle dérisoire pour se persuader qu’il est toujours en vie. La carte postale sera l’objet du relais lors de la mort de Butch, où le fugitif blessé la donnera au jeune garçon. De cette douloureuse expérience, l’enfant obtiendra malgré tout une trace symbolique de la transmission, celle du « ciné-père » (ou ciné-fils). La carte postale, à la fois stupide image figée, et puissante représentation elliptique du père, témoigne de la présence d’une présence.


Apprendre est aussi une volonté du fautif Thao, le voisin de Walt, issu de la communauté asiatique des Hmong, dans Gran Torino. Une nuit, celui-ci tente maladroitement de voler le bolide de Kowalski. Pour pouvoir se racheter, le vieux lui propose un stage accéléré sur le travail, les bonnes manières, comment draguer, se faire respecter ; il lui apprend la vie en somme. Thao est plus âgé que ne l’était son lointain cousin Buzz. Il est déjà moins vierge d’expériences, il a une famille, et est issu de l’immigration, ce qui amène d’autres questions. Mais l’apprentissage résonne de la même manière : Walt lui confie quelques-uns de ses outils, pour que le jeune puisse aller travailler au chantier sans se ruiner. La transmission des choses pratiques se fait aussi via l’objet, symboliquement, elle évite le cérémonial (le travail de Thao est quand même expédié en quelques fondus enchaînés !). D’ailleurs, l’héritage des biens après la mort de Walt est réglé en quelques plans : un plan sur le visage interloqué et décomposé de la petite fille et la famille de Walt/ un léger travelling/zoom avant sur le visage souriant du jeune Thao/ fondu enchaîné à l’image qui montre Thao au volant de la somptueuse Gran Torino. Pas besoin de grands discours chez Clint, le gardien est là pour transmettre ce qui est encore possible.


Mystic River (2003) raconte également un apprentissage forcé, celui de la violence, de la mort : dark is the night, sombre est notre monde. Deux films ont réveillé cette noirceur l’an dernier, ainsi que des personnages chevaliers/ gardiens veillant à la dérive du monde. Il s’agit des éloignés The Dark Knight (Christopher Nolan, Etats-Unis, 2008) et Versailles (Pierre Schöller, France, 2008). Si les trois films ne partagent pas la même ambition, ils ont pourtant en commun cette vision sépulcrale d’un monde quelque peu à la dérive (ou en reconstruction). Chacun parmi eux y accueille un protecteur, un homme qui veille sur les autres. L’histoire de Mystic River est un grand classique du cinéma d’Eastwood : filiation, violence, croyance. La connotation fantastique de son récit est en revanche beaucoup plus surprenante. La fille de Jimmy Markum (Sean Penn) est assassinée, retrouvée morte, peut-être même violée. Les soupçons se portent rapidement sur un ami de Jimmy, Dave Boyle (Tim Robbins). Le flic chargé de l’enquête, Sean Devine (Kevin Bacon), est aussi un vieil ami de Jimmy et Dave. Leur chemin s’est séparé depuis leur enfance. Lorsque les kids de Boston jouaient au roller-hockey dans leur quartier, une « ombre » emporta Dave et lui fit subir des atrocités. « Je crois qu’on est tous montés dans la voiture ce jour-là », avouera Sean bien plus tard à Jimmy dans le film. Si l’intrigue du meurtre est l’énigme principal, c’est le personnage de Dave Boyle qui emmène le film ailleurs : « c’est l’heure où sortent les vampires », annonce Dave à sa femme Céleste, dans son canapé, éclairé comme dans un film de genre. Dave regarde un film de John Carpenter à la télé. La référence pourrait passer inaperçue, mais elle n’est pas anodine. C’est vers le fantastique qu’Eastwood se tourne : les fantômes de l’Amérique viennent hanter ses images. On peut alors confronter cette scène étonnante au plan similairement éclairé (une lueur blanche directionnelle, quasi divine, comme principale source dans la pièce) où Walt rentre chez lui, et casse tout après avoir vu la jeune voisine chinoise Sue rentrer chez elle, visage en sang, agressée par un gang. Chez Eastwood, les hommes sont des lutteurs : ils gagnent des guerres d’images, viennent réécrire l’histoire (Flags Our Fathers), ils sont vieux et fatigués, ils sont des ombres (les héros vengeurs des westerns, l’entraîneur de boxe de Million Dollar Baby, ou le sec Walt Kowalski de Gran Torino).
La connotation fantastique du cinéma d’Eastwood est pourtant souvent présente, quoique de manière discrète : souvenez vous de la séance de vaudou dans le cimetière de Savannah avec John Cusack (Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal) ; et surtout du personnage de l’ange rédempteur décliné dans trois films : Highs Plains Drifter (L’homme des Hautes Plaines, 1973), Pale Rider (1983), et Unforgiven (Impitoyable, 1992), et dont le clou reste le « YOU ! » d’outre-tombe lors du duel final. Clint achève la figure du gardien vengeur dans la pénombre et la pluie (toujours cette résonance fantastique, qui explose les codes du western) dans le final incroyable d’Impitoyable. La violence engendre la violence, œil pour œil, le gardien veille à la justice ? Logique plus noire que réactionnaire, en réalité. On aurait tort d’accuser le cinéma d’Eastwood de l’être, même s’il en contient tous les ingrédients et symptômes : l’Amérique voit ressurgir ses peurs, ses ombres, voit la violence se retourner contre l’envoyeur. L’idée revient régulièrement, évidemment dans Mystic River, jusqu’à Gran Torino.

Qu’ont à voir The Dark Knight et Versailles ? Leur héros endure, il intègre, ingurgite le mal d’une société avec laquelle ils n’ont rien à voir : Damien aide le petit Enzo à se socialiser, alors que lui préfère disparaître (partie faible du film, qui normalise la vie du gamin au lieu de lui inventer un autre destin). Pourquoi ce personnage du gardien de la forêt est-il si fort, beaucoup plus fort que le film lui-même? Il embarque le film ailleurs, évoque le Blake de Last Days, au détour d’un plan autour d’un feu de camp. Il est un héros qui manquerait au cinéma français, roc de pierre et sensibilité romantique mêlés, dans une grande tradition du personnage hexagonal. Pierre Schöller recule un peu au moment de radicaliser son récit et son personnage principal. La vie du petit Enzo se normalise, et le gardien disparaît. Le chevalier se « sacrifie » pour enseigner l’expérience de la vie à l’écart de la civilisation, dans son histoire de la survie. Idiot à dire, mais Batman fait la même chose : il paie de sa personne les maux d’une société en manque de héros, en panne d’inspiration. La mort de Two Face exige de trouver celui qui peut endurer ce mal. « …Because he can take it ». La fin du film, totalement surprenante, ne dit pas autre chose : nous sommes obligés de chasser le héros, parce que lui seul peut endosser ce mal. Batman devient alors le gardien des ténèbres de Gotham City, le paria sur lequel peut se cogner le mal. La réussite du film de Christopher Nolan tient beaucoup de cette noirceur là, qui manque cruellement à The Watchmen, celui-ci préfèrant s’engouffrer dans une imagerie séduisante, respectueuse mais vaine (le comic, le graphisme qui autorise Snyder à développer son savoir faire esthétique millimétré).
Revenons d’ailleurs un peu à The Watchmen : Bon ou mauvais film, peu importe (le texte et la bande dessinée d’Alan Moore, restent insurmontables). Malgré tout, il contient un passionnant personnage (assez bien incarné, avouons le), celui de Rorschach, le sombre super héros masqué, gardien des gardiens, watchful protector des Watchmen. Dans le texte original de Moore, il est une figure troublante qui interroge, relais de la noirceur du monde, de la décrépitude. Moins ambigu dans le film de Snyder, il s’avère un bloc monolithique récitant sa haine. Le trait est forcé, et manque l’idée forte qui éclaire d’un trait génie le texte original : Who watches the watchmen ?


Who watches the watchmen : Double lecture, double programme, idée infiniment cinématographique. Qui surveille, et qui regarde les gardiens ? Le « watch » du titre condamne les gardiens à un double statut : observer, protéger. Lorsque la sentinelle est menacée, qui monte la garde ? Il nous revient alors une question du cinéma contemporain, reformulée depuis quelques mois : Redacted (Brian De Palma), [Rec] (Jaume Balaguero & Paco Plaza), Cloverfield (Matt Reeves), Diary Of The Dead (Georges Romero), encore. Ce cinéma de la caméra subjective étonne dans sa volonté de témoigner (« documenting » : garder une trace, s’évertue à répéter Hud dans l’intriguant Cloverfield). Les adresses des personnages à la caméra, à qui veut à tout prix garder une trace, ne sont pas certaines de trouver destinataire. Dans Redacted, une jeune américaine hurle sa haine de la guerre en Irak et des autorités de son pays de manière bouleversante, mais depuis sa web cam, toute en vue subjective, qui la regarde (renvoyant toujours à cette question des images qui nous regardent) ? Toute réponse est absurde, puisque purement théorique. La fin du film laisse place à plus d’optimisme : même si elle se fait dans la douleur, la confession du G.I. trouve le caméraman off à qui confier sa « war story ». (Tell me a war story/ A war story ? I’m gonna tell you a war story…)

Pareil témoin se dresse devant deux documentaires sidérants, deux cousins éloignés du Redacted de Brian De Palma. Z32 (Avi Mograbi), Valse Avec Bashir (Ari Folmann) : comme s’ils bouclaient une trilogie non concertée, mais cohérente, avec leur camarade américain : explosant tous les codes, les deux films travaillent l’amnésie, la reconnaissance du trauma. On part d’un manque d’images, et en même temps, d’un surplus dans la représentation. Folmann se permet d’animer ses bonhommes par l’animation, et Mograbi ajoute à son pantin de soldat, matricule Z32, un masque numérique. Ils partent tous deux de la reconnaissance : où chercher, dans quelles directions trouver l’image. Peuvent elles nous servir à mieux comprendre les évènements ? Le soldat amnésique de Valse avec Bashir essaie de se souvenir d’un épisode qu’il a effacé de sa mémoire (son expérience de la première guerre du Liban) ; Z32 est volontairement plus vague, mais beaucoup plus froid dans son témoignage. La caméra directe, face à lui, permet à Mograbi de ne pas fuir devant la frontalité de la violence dite, bien qu’il ait l’élégance de s’interroger. Les masques numériques doivent amener le doute permanent, et les chansons de Mograbi donnent cruauté et humour à une situation dramatique : héberger dans son film un personnage qui a du sang sur les mains. Tel est le drame de ce cinéma de trauma.
Le témoignage de l’expérience vécue n’a pourtant rien à voir avec ce que le cinéma a connu, il y a une dizaine d’années, où l’interrogation sur l’image concernait les moyens du cinéma lui-même, le meta, au risque de ne plus transmettre que son propre message, de devenir, comme dirait Rancière, « des films qui se sont chargés d’être leur propre critique », (le cinéma de Straub, de Godard), ce que Rancière nomme « critique symptomatologique », où tout n’est plus que signe ou manifestation. Le cinéma en est il sorti ? Le risque de ce cinéma est de multiplier, reproduire les images numériques, les concepts, en court-circuitant le message du gardien, la voix du passeur. En un mot : se passer de l’expérience. Films à dispositifs, où il se joue quelque chose des images d’aujourd’hui (les caméras légères, l’image numérique et ses interrogations sans fond, ses aplats, sa matière), ce moment intriguant de l’histoire du cinéma nous ramène à une interrogation de Daney : « L’hypothèse optimiste est celle-ci : entre le spectacle et le manque d’image, y a-t-il la place pour “ un art de vivre avec les images”, qu’elles soient humainement compréhensibles (que l’on sache mieux ce qu’elles sont, qui les fait et comment, ce qu’elles peuvent, comment elles rétroagissent sur le monde), et qu’elles gardent au fond d’elles-même ce reste inhumain, sidérant, ambigu, limite (1)». L’expérience du cinéma est possible s’il y a danger, si la lecture des images nous perturbe et nous change. L’ère du cinéma numérique, où la multiplication des images nous demande une meilleure adaptation, mais amène aussi une grande confusion.
Alors ?
Illustrations : droits réservés.
(1) Serge Daney, dans L’exercice a été profitable, monsieur, Editions P.O.L., 1993
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