Prince des ténèbres (Prince of Darkness, 1987)

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Pour se remettre en selle après la douleur des « Aventures de Jack Burton », John Carpenter retourne à ses premières amours : le film d´horreur fantastique. « Prince des ténèbres » brosse en filigrane le portrait de sa condition de cinéaste. Ou l´oeuvre de John, la part du Diable Carpenter.

Il existe dans la carrière de certains cinéastes une œuvre qui concentre tous les thèmes et figures de style obsessionnels aperçus film après film (ExistenZ, 1999, typiquement, pour Cronenberg). Prince des ténèbres remplit en grande partie cette fonction chez l’auteur de The Ward (2010). Dans une mauvaise passe après l’échec public et critique des Aventures de Jack Burton (1986) et en disgrâce avec les majors, John Carpenter prend l’opportunité offerte par Alive Films de tourner trois films (celui-ci et They Live, 1988, le contrat sera rompu avant que le troisième ne voit le jour) en toute indépendance – signifiant aussi par là le retour aux petits budgets, ceux auxquels Carpenter se montre le plus à la hauteur de son talent (la comparaison entre New York 1997 (1981) et sa suite/remake Los Angeles. 2013, 1986, en fournit un bon exemple). Exit, donc, le virage léger entamé avec Jack Burton. Freinant brutalement, Carpenter retourne sur sa route et y dépose avec une rage non feinte tous les éléments qui, jusqu’ici, ont marqué son empreinte.

Second épisode de la trilogie lovecraftienne (après The Thing, 1982, et avant L’Antre de la folie, 1994), Prince des Ténèbres enferme dans une église désaffectée un prêtre (le fidèle Donald Pleasence), un scientifique (Victor Wong, déjà au casting de Burton) et ses élèves pour percer le secret d’un mystérieux cylindre remplit d’une substance verdâtre. Comme dans The Thing, l’ennemi est à l’intérieur et prend peu à peu possession des personnages. Outre le fait qu’il retrouve son affection pour les films de groupe, Prince des Ténèbres croise aussi le chemin de Assaut (1976) : l’ennemi est à l’intérieur, certes, mais l’extérieur n’est pas plus rassurant. Remplaçant le gang multiethnique de son premier long par des adorateurs en haillons du prince, emmenés par Alice Cooper en caution rock sataniste, Carpenter rejoue en douce la partition de Rio Bravo (Howard Hawks, 1959). Ce qui donnera droit à quelques frissons gore et à une scène d’horreur pure où le corps d’un protagoniste sera dévoré puis maintenu en vie par des insectes (1).

Les ténèbres d’Hollywood

Malgré tout, Carpenter semble moins intéressé ici à montrer une vraie menace qu’à simplement garder ses personnages entre les murs de l’église. On serait tenté de voir dans cette histoire une métaphore de sa condition de réalisateur. Coincé dans la case des cinéastes indépendants, dénigré dans son propre pays avec l’impossibilité d’explorer au-delà de son pré carré. Mais Carpenter, plus malin et retors, doit sans doute plus se retrouver dans la figure de l’anti-Dieu attendant son heure sous forme liquide. Hollywood c’est ce monde sous contrôle, cachant la vérité (le prêtre, en plein doute, répètera à plusieurs reprises : « Pourquoi nous a-t-on menti ? »). Un monde qui voudrait étouffer l’existence d’un autre, peut-être destructeur mais, au fond, pas moins légitime : le cinéma de John Carpenter. Voire tout le cinéma indépendant.

Car le prince des ténèbres n’est pas le Satan qu’on pourrait trop rapidement croire. Gavé de physique quantique, qu’il cite parfois avec la maladresse du passionné, Carpenter en fait une figure inversée de Dieu – c’est à travers un miroir que le prince prendra ou non possession du monde. La fin laisse la réponse en suspens mais plus qu’un twist malin, et bien qu’elle fasse partie de l’arsenal des figures récurrentes, elle ouvre une porte théorique dans le film : le monde inversé que le protagoniste pourrait regarder en face est sans doute plus qu’un simple cauchemar. Ce pourrait tout aussi bien être les spectateurs d’une salle de cinéma.

(1) À ce sujet, il est intéressant de noter qu’insectes riment avec metal dans ce film ainsi que dans le Phenomena (1985) de Dario Argento, chez qui Jennifer Connely fait amie-amie avec des mouches en écoutant du Iron Maiden.

Titre original : Prince of Darkness

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Durée : 103 mn


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