L’essentiel est invisible pour les yeux
Un homme croise un ancien camarade de classe ; celui-ci l’ignore. Plus tard, il le recroise, mais l’homme ne s’arrête pas. Un dentiste essaie de soigner un patient atteint d’une carie. Ce dernier a peur des aiguilles anesthésiantes et hurle à la mort lorsque le médecin approche sa roulette. Impassible, le soignant lâche son instrument et quitte la pièce pour aller se saouler au bar. Roy Andersson accumule situations banales et quotidiennes comme il sait bien le faire, et qui se révèlent grotesques et absurdes, tant elles témoignent de la bêtise, la folie ou la passivité humaine. La société suédoise, et par extension occidentale, se révèle cruelle et sans empathie, sous couvert de bienséance et de rigueur morale. Dans ces espaces épurés dignes d’une maison témoin Ikéa, la vie passe en gris et blanc. Une femme est agressée par son mari sous le regard hébété des clients autour, qui réagissent avec mollesse. Si les premiers films du cinéaste témoignaient d’un regard vif, acerbe mais plein d’espoir sur nos comportements collectifs, Pour l’éternité tire un trait sur la posture croyante du réalisateur. Ici-bas, nul espoir : l’homme est décevant, cède à ses peurs, et n’est plus animé par le sentiment du collectif. Alors, face au néant de nos vies, Andersson adopte une position philosophique étonnante : contempler l’invisible. C’est ainsi que le film se clôt sur un homme réparant sa voiture en panne sur une route déserte. Un vol d’oiseaux en V passe – eux savent se former en collectif pour avancer – et l’homme relève la tête, observant le vide autour de lui. Dans ses plans larges absorbants et si bien composés, Andersson trouve la place pour y glisser l’angoisse du vide et l’appel du spirituel. Pourtant, pas de Dieu dans ce film : le seul représentant du christianisme est en proie à une crise de foi, rêve qu’on le crucifie, et ne peut même pas trouver de repos chez son confrère-ennemi le psychologue. Nul espoir pour ceux qui perdent la foi, et se retrouvent bergers d’un troupeau dont ils ne comprennent plus le langage.
L’espoir, vaincu ?
Un couple enlacé, rappelant les mythiques poses des modèles de Klimt, traverse le ciel. C’est un ciel gris, brumeux, toxique, qui ne laisse apparaître que des ruines, une ville dévastée. Plus tard, même vision, en plan large : le couple est presque invisible dans ce paysage anéanti : on pense à la guerre, la deuxième, celle qui n’a laissé que des déserts urbains sans vie. Plus tard, on trouve Hitler en zombie humain, avançant avec peine dans son bunker attaqué de toutes parts. Les tableaux sont branlants, le plafond menace de s’effondrer, les quelques dignitaires nazis présents peinent à saluer le Führer. L’ombre du nazisme et de la collaboration suédoise plane toujours sur le cinéma d’Andersson, qui purge cette culpabilité en incorporant des rapprochements subtils entre la mécanique collaborationniste et la tristesse du monde moderne. Chaque saynète, qui fait rire autant qu’elle glace, est isolée des autres par des noirs, alors que les ambiances en fondu lient les espaces sonores. Ce procédé insiste sur la solitude de chaque personnage, mais contribue à rassembler sous une même enveloppe sonore, naturelle et impalpable, chaque événement. Les voix chorales en fin de film, annonçant l’arrivée de Noël, déplacent l’atmosphère gelée vers une chaleur humaine : malgré la neige qui tombe, les regards qui ne se croisent plus, et cette armée vaincue qui marche vers la mort dans les neiges de Sibérie, Andersson insiste sur la persistance d’un repos, que le son et les voix viennent incarner.
L’énergie ne meurt jamais
Une voix féminine, divine ou angélique, commente chacune des situations, comme un livre d’images où chaque personnage est associé à un souvenir – présenté à la manière de Pérec et son « je me souviens… ». Alternant souvenirs banals contemporains, et mémoire collective passée, cette voix du temps nous fait traverser l’histoire de l’humanité et de son amnésie : la cruauté se retrouve jusque dans un bus où l’on reproche à un homme en larmes de déranger l’espace public. Si, comme l’a dit Baudelaire, « l’Espoir, vaincu, meurt », ce couple rescapé de la solitude et cette voix douce revenant du noir, témoignent d’un élan nouveau dans la vision du cinéaste, qui se tourne dans sa vieillesse avançant, vers des forces nouvelles et métaphysiques pour y voir clair dans le brouillard. La discussion entre deux adolescents, au cœur du film, sur les lois de la thermodynamique, recèle peut-être toute la lumière du cinéma de Roy Andersson : derrière les architectures rigides, allant de la structure à la destruction, ce sont les énergies physiques qui persistent dans le temps, et qui ne meurent jamais, se mêlant entre elles jusqu’à se transformer, pour l’éternité.