Illusionnisme de bateleur, voix et présence hypnotiques
Enfant prodige, Orson Welles tutoie déjà les étoiles et accède au vedettariat à 23 ans; faisant la couverture de Time magazine. Son aura de « wonder boy » lui permet de réinventer le cinéma sans rien y connaître de son propre aveu. Lorsqu’on évoque sa mémoire « bigger than life », les superlatifs sont galvaudés tant ils se bousculent pour s’annuler.
Multiforme et exhaustivement documenté, l’évènement est majeur à la cinémathèque qui déroule sa filmographie profuse au titre de réalisateur et surtout acteur, les projets multimédias inédits, avortés ou inachevés, les archives radiophoniques, télévisuelles et cinématographiques ,l’exposition « my name is Orson Welles » et les conférences, tables rondes autour de l’ensemble d’une oeuvre fragmentaire et lacunaire orchestrée par une forte personnalité plurielle.
Ce corpus dédaléen traduit un don d’ubiquité et un charisme sans équivalence qui subjuguent l’auditoire. L’ illusionnisme de bateleur , d’éternel saltimbanque propres à la personnalité « hors norme » d’Orson Welles continue d’attirer les spectateurs d’aujourd’hui par une présence et une voix magnétiques.
Prisée, l’exposition My name is Orson Welles dévoile l’envers du décor des films composites réalisés par Welles et surtout en quoi il en serait le « deus ex machina ». Son penchant précoce au transformisme lorsqu’il se grime en vieillard pour camper le roi Lear. Sa mystification radiophonique le 30 octobre 1938 où 6 millions d’auditeurs sont littéralement pris de panique à l’annonce canularesque d’une invasion martienne puisant ses sources dans La guerre des mondes de son presque homonyme H.G. Wells. Cinéaste baroque doué d’une personnalité aux multiples facettes, Orson Welles ne cesse de se réinventer comme une sorte de Houdini facétieux qui se démultiplierait à l’envi. Et l’exposition tente de mettre à jour ce mythe éternel du génie qui embrasse toutes les personnalités.
Itinéraire éclair d’un innovateur pléthorique dans ses aspirations
Qu’on se remémore un instant la séquence culte où le magnat de la presse Charles Foster Kane, mandarin qui n’est plus que déliquescent, reclus dans sa forteresse labyrinthique de Xanadu ronge interminablement son frein à tenir compagnie à sa femme, cantatrice ratée, elle-même tuant l’ennui devant un immense puzzle inachevé .
La production wellesienne en son entièreté réfracte la métaphore de ce « jigsaw puzzle » dispersé comme la collection de statues du millionnaire à sa mort , bric à brac statuaire qui est son mausolée funéraire d’où personne ne distingue le traîneau « Rosebud », relique de son enfance.
Avant de devenir l’innovateur pléthorique dans les formes que l’on connaît, Orson Welles est surtout un bateleur, un prestidigitateur, un propagateur de canular. Comme celui, énorme, qu’il orchestra à la radio en 1938 envisageant une invasion martienne et qui fera sa notoriété précoce de « wonder boy ». .
Mais ce magnétisme du manipulateur génial, Welles l’exercera par sa présence unique de comédien. Ce primat de l’acteur motive tout son engagement artistique. De son immersion accidentelle dans le cinéma après avoir été l’instigateur éclairé d’un « théâtre immersif », il n’aura de cesse de dire qu’il a été « touché par la grâce de l’ignorance » non sans délectation .
Une vraie marqueterie de productions « maudites »
Homme aux nostalgies multiples dont la mort d’un père alcoolique, évènement biographique fondateur qui ronge la culpabilité dont il s’accuse, Orson Welles est devenu l’architecte de sa propre légende qu’il parvient à tisser tant bien que mal dans une marqueterie, un habit d’harlequin de films maudits par le sort mitigé qui leur sera réservé. Un brin mégalomaniaque de par ses visées artistiques, le cinéaste volontiers roublard peine à se hisser au niveau de l’acteur charismatique qu’il est.
Ses cachets de comédien accompli servent à financer ses projets de films visionnaires mirifiques qui ne convainquent pas les producteurs des studios. Ce n’est un mystère pour personne , Orson Welles a vécu de panouilles dans l’entre-deux des projets ambitieux et indépendants qu’il a cherchés à élaborer. Acteur consommé avant de devenir dramaturge, Shakespeare est son héros et son mentor dont il se veut être la réincarnation dans une forme d’idéalisation exclusive. Le charme opère néanmoins par l’artifice consommé d’une présence et d’une diction « opératiques » qui culminent dans Othello et Macbeth. C’est quand il s’approprie , recrée et réinvente l’oeuvre de son mentor en lui conférant une nouvelle dimension spectaculaire dans sa visualisation et en prenant des libertés avec la versification shakespearienne que Welles convainc le plus. En cela, Falstaff demeure un chef d’oeuvre insurpassé qui rompt distinctement avec le néo-classicisme empesé d’un Laurence Olivier.
La carrière homérique d’Orson Welles est jalonnée de projets inédits, avortés ou inachevés, zones d’ombre laissées béantes par un défaut cruel de financement ou une confiance mal placée et forcément déçue. La rétrospective intégrale à la cinémathèque comble ces zones d’ombre de par son exhaustivité. (jusqu’au 29 novembre)
Pour étayer notre présentation du mythe « plus grand que nature » d’Orson Welles à son acmé, voici une resucée de notre analyse initiale du film de Carol Reed, Le troisième homme » (1949)
Le troisième homme tiré du roman de Graham Greene et scénarisé par lui est une dystopie. Pour mieux dire, un récit se déroulant dans un lieu de désolation et de désenchantement. Ici, la Vienne morcelée en secteurs d’après-guerre qui préside aux interactions entre les protagonistes et modèle leurs destinées.
Une déambulation de charybde en scylla dans les rues sombres et irisées de Vienne
Holly Martins (Joseph Cotten), médiocre auteur de westerns en fascicules, débarque sur le théâtre d’occupation de Vienne à l’instigation de son ami d’enfance Harry Lime (Orson Welles). Il apprend sa mort accidentelle et se lance à tâtons dans une déambulation périlleuse à travers les rues irisées par le halo des réverbères. Il tente sans y parvenir de démêler les circonstances de sa troublante disparition et réhabiliter sa mémoire.
De charybde en scylla et de faux-semblants en faux-fuyants, il finit par apprendre qu’il n’est qu’un leurre entre les mains de son pygmalion bien vivant qui, devenu l’égérie d’une faune aristocrate décadente, dissimule sa vraie personnalité dans un peu reluisant trafic de pénicilline frelaté. De guerre lasse, il s’allie au colonel Calloway (Trevor Howard) pour le pourchasser jusque dans les égouts de la ville où l’ange exterminateur aura raison de l’ange déchu au terme d’une traque policière intense.

Film mythique et récit tortueux et mystificateur
Film mythique et récit mystificateur, Le troisième homme est d’abord un scénario novélisé par l’écrivain agent secret Graham Greene et, dans un second temps ,porté à l’écran par Carol Reed et produit par Alexander Korda et David O’Selznick. A la même époque, Graham Greene travaille en sous-main pour les services secrets britanniques du contre-espionnage et notamment sous l’égide bienveillante de Kim Philby, célèbre transfuge acquis à l’Union Soviétique qui va lui inspirer le sulfureux personnage de Harry Lime.
Dès le générique déroulant, le spectateur est happé par le thème d’Anton Karas. La cithare introduit tout du long une broderie musicale au magnétisme ensorcelant. L’antienne viennoise s’impose, impérieuse,par son allant mélancolique et son empreinte dramaturgique. Entêtant comme une scie musicale, le refrain diégétique n’est pas un simple habillage folklorique à l’instar du sirtaki de « Zorba le Grec ». Il imprime un leitmotiv insistant qui se grave dans notre mémoire pour y laisser flotter une aura intemporelle de mystère.
Les accents entêtants de la cithare rythment les fulgurances d’Harry Lime
Omniprésent par ses accents lancinants, cet entrelacs instrumental aux circonvolutions singulières se dévide comme le fil conducteur de l’histoire. Nourri des chimères de ses opuscules,Holly Martin débusque Harry Lime, l’ange déchu, le vil corrupteur, dans la pénombre d’un porche. Un rai de lumière, tel un feu de la rampe (limelight), vient éclairer en insert le visage poupin fendu du sourire hilare d’ Orson Welles.
Dans son éternel ressassement, le motif popularisé par Karas revêt cette coloration enjouée, désinvolte et insouciante qui personnifie le dandysme affiché et l’exubérance cynique de Harry Lime, à chacune de ses fugaces apparitions. Orson Welles excelle dans ses entrées et sorties théâtrales en chérubin satanique ou lutin espiègle et facétieux sublimées par la photographie expressionniste de Robert Krasker, ses cadrages penchés et ses immenses ombres portées.

Un essaim d’espions mêlés aux trafiquants du marché noir dans un compagnonnage indissoluble
La boucle musicale et ses arabesques, la grande roue du Prater, le collecteur d’ égouts dédaléen, le baroquisme des grands hôtels du Ring au charme suranné et leurs escaliers en spirales, l’errance de Holly Martins, tout participe d’une même stratégie d’enfermement par circularité. Le film avance en cercles concentriques successifs qui nous ramènent inexorablement à la traque d’Harry Lime.
Nous sommes embarqués dans un jeu de cuedo où la silhouette cryptique et fuyante du séducteur-manipulateur est celle d’un illusionniste, d’un Houdini , profiteur du marché noir imposé par la pénurie et la misère sociale. Vienne est une ruche bruissante d’un immense essaim d’espions mêlés aux trafiquants du marché noir dans un compagnonnage indissoluble.

Un monde vacillant en déréliction
Le récit se meut dans un monde vacillant en déréliction,un monde surréaliste et irrationnel, un monde glauque de petites combines et forfaitures, de racketteurs et d’escamoteurs. Où les réfugiés de l’est ne font que transiter. Où les marchandises sont frelatées et les passeports falsifiés et la vie humaine suspendue aux trafics louches. Où les braises d’une gloire nazie rampante sont encore fumantes.On retrouve déjà cette atmosphère interlope lourde de tensions exacerbées dans Casablanca de Michael Curtiz.
A l’exemple de Berlin Express de Jacques Tourneur tourné à la même époque dans un Berlin dévasté, Vienne suinte la conspiration, un sentiment renforcé par l’instauration de la guerre froide. La métropole danubienne est quadrillée par les forces d’occupation alliées. Sur cette toile de fond déstabilisante, Carol Reed relate les circonstances d’une trahison, les tiraillements d’une amitié désunie sur fond de déloyautés et de manipulations.
Harry Lime est le héros néfaste au port charismatique de sinistre présage. Il est l’incarnation de Macbeth livré à lui-même dans toute la noirceur de son âme sans sa ténébreuse lady Macbeth. Comme lui, il est un sinistre émissaire de la mort qu’il distille dans le sillage de ses activités occultes. Dans la continuité de son rôle de Macbeth (1948) qu’il a parachevé et préfigurant celui tout aussi sanguinaire d’Othello (1952) qu’il peaufine en coulisses, Orson Welles compose un succédané shakespearien machiavélique et cynique à souhait sans aucun grimage mais reconnaissable dans ses tirades apocryphes : « Durant trente ans de règne des Borgias, les Italiens connurent la guerre, la terreur, le crime, les carnages et les effusions de sang mais ils ont produit Miche Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils n’ont connu que la fraternité et 500 ans de démocratie et de paix et qu’en a-t-il résulté ? L’horloge à coucou. »
Accompagnée par la mélopée envoûtante d’Anton Karas, la fin ouverte est une pirouette qui redouble la scène de l’inhumation de l’incipit . Dans la longue allée qui borde le cimetière adjacent où Harry Lime aura été enterré pour de bon, la silhouette d’Anna (Alida Valli) apparaît, menue, dans la profondeur de champ puis grandissante qui chemine d’un pas résolu et dépasse Holly Martins, double positif de Harry Lime, fuyante et sans un regard dans sa direction.
*En parallèle de ce « marathon wellesien », le distributeur Capricci a réédité en beau livre, must pour les cinéphiles : Moi, Orson Welles le 3 Octobre dernier qui compile les fameux entretiens d’Orson Welles avec Peter Bogdanovich.
NDLR: cet article dûment documenté a été rédigé par un chroniqueur sans l’assistance d’une IA ou d’un quelconque algorithme.




