Manchester by the Sea

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Dans un petit port de pêche qui berce, la résilience bouleversante d’êtres cassés.

Le film de Kenneth Lonergan se donne avec la même douceur et simplicité que son titre. Manchester by the Sea est un petit port de pêche de Cap Ann (Massachussetts) aux Etats-Unis. Entre la fin de l’hiver et le début du printemps, des maisons sur pilotis aux façades claires se découpent, le bleu du ciel et de l’eau est tranquille, la ville baladée par les roulis des voiliers amarrés qui gîtent légèrement. Pourtant, le récit autour duquel le cinéaste va progressivement articuler son long métrage est d’une gravité sourde, il suit une famille de pêcheurs, particulièrement deux frères, Lee (Casey Affleck) et Joe (Kyle Chandler), marquée par de profondes tragédies : dès le début, la mort s’annonce, le traumatisme est larvé, le deuil pince comme un terrible froid. De manière surprenante face à une telle affliction scénaristique, l’œuvre va pourtant réussir à développer une formidable pudeur, accordant à sa mise en scène une ampleur sensible très émouvante tout au long des deux heures vingt du film.
 


Une ville près de la mer pour un espace intérieur

A l’introduction en images topographiques de Manchester by the Sea suit l’arrivée de Lee à l’hôpital. Son frère Joe vient de mourir des suites d’une maladie. Quelques ellipses permettront de saisir sans s’attarder ce qui mène à cette disparition. C’est par ce biais que le film va se monter, alternant les ellipses, insérant quelques flash-backs pour accompagner le récit, découvrir ses enjeux, toujours avec douceur, à l’image des roulis de bateaux dans le port de Cap Ann : des plans de coupe enveloppants qui ne morcellent pas l’histoire, quels que soient ses sauts dans le temps ou sa teneur dramatique, mais la recomposent en un puzzle déjà pré-lié. Ce montage subtil, filmant toujours avec une certaine distance les personnages, construit toute une sorte de conduits émotionnels qui se dévoilent au fur et à mesure à travers l’amplitude du film. Sa portée en affects n’est jamais instantanée mais latente, elle se brode, se découvre en avançant, comme une déflagration approchant à petits pas. Elle fait écho à l’univers intérieur du personnage qui sédimente l’œuvre : Lee.
 

 

Fuir Manchester by the sea

Le deuil de son frère, vécu émotionnellement de manière souterraine et véhiculée comme tel par le jeu profond de Casey Affleck, ravive l’autre deuil que porte en lui le personnage : la perte de ses enfants dans des conditions tragiques. Champ de ruines réactivé par la dernière volonté de Joe : que Lee soit le tuteur de son fils, Patrick. Le cinéaste capte le monde intérieur de cet homme encore jeune, dont le traumatisme a laissé une coquille émotionnelle comme désaffectée, « there is nothing there » dira-t-il à son ex-femme interprétée également avec une grande justesse par Michelle Williams. Vivant désormais à Boston pour fuir ses souvenirs traumatiques, Lee porte en lui la force centrifuge qui fait de Manchester by the sea un lieu à double tranchant : celui qui l’a bâti, autour duquel il s’est construit (le bateau de Joe que son fils Patrick veut restaurer), qui a offert du bonheur ; puis un jour le lieu qu’il ne peut plus soutenir à cause de ce qu’il lui renvoie. Même pour accompagner la vie de son neveu privé de père, Manchester by the Sea demeure insupportable à Lee. C’est ce lacis psychologique complexe que dépeint Kenneth Lonergan avec une grande acuité ; c’est le travail d’une résilience avec ses trous, ses déchirements inoubliables, évoqués par une succession de touches sensibles, d’expressions de visages, du détachement apparent de Casey Affleck. Derrière une mise en scène qui fait penser à un poème de l’américain Robert Frost, le film suit l’existence fragile d’individus abîmés par l’existence. Jusqu’au bout, il conserve cependant son souffle, son intensité, une forme de bercement et d’épure, cherchant à redonner à son personnage principal un élan de vie bouleversant. 

Titre original : Manchester by the sea

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Durée : 138 mn


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