Dualité, ambivalence, contraste : tels sont les fils directeur de Loft, thriller fantastique lent et angoissant, saturé de couleurs et de sons morbides.
Quatre personnages, quatre destins, quatre histoires qui se croisent et fusionnent. Reiko, romancière jeune et douée, prise de surprenants malaises : elle vomit de la boue. Etouffant dans son petit appartement tokyoïte, elle part à la campagne pour finir son livre. Makoto, archéologue victime d’hallucinations, dont la dernière découverte est une momie d’une vieille femme millénaire qui, dans un geste suicidaire, aurait ingurgité… de la boue. L’intrigue ménage pendant une bonne partie la confrontation directe entre les deux personnages « réels », par le biais d’un jeu de premier / second plan ou par l’utilisation de miroirs. Vient ensuite la seconde histoire, qui fait intervenir l’ancienne locataire du nouvel appartement de Reiko, elle aussi jeune écrivaine talentueuse, mais qui disparut subitement.
La grande finesse du récit est d’utiliser la momie et le personnage de l’ancienne locataire comme des fantômes traversant, et même hantant, les vies des deux autres protagonistes, ainsi amenés à évoluer main dans la main : le virtuel est le fil rouge qui rapproche les deux protagonistes du réel. Leurs histoires, dans un premier temps racontées de manière séparée par un montage alterné, se recoupent dans un deuxième temps pour ne faire plus qu’une. Montage par ailleurs très intelligent, disséminant régulièrement des plans qui reviennent plus tard, parfois de manière récurrente, rompant ainsi la linéarité d’une intrigue que l’on saisit peu à peu, pas à pas, plan après plan. Il paraît pertinent de noter que les rôles de Reiko et Makoto semblent s’inverser, tout en conservant un schéma où l’un est en quête de repères, tandis que l’autre assume le costume de « protecteur » et « d’initiateur ».
De rêves en hallucinations, l’histoire se laisse donc découvrir progressivement tout en conservant jusqu’au bout sa part de mystère. On comprend à demi-mot, on suppute, mais rien n’est sûr, tout n’est qu’hypothèse, de nombreux éléments restant inexpliqués telle cette boue que régurgite Reiko (piste narrative absente du scénario et rajoutée à la dernière minute par Kiyoshi Kurosawa lui-même). Le filon classique, pour ne pas dire banal, du récit situé entre réalité et imaginaire, est ici extraordinairement exploité tant l’absence de fausse note est évidente. L’ombre du doute plane de bout en bout, plaçant Loft sous le signe de l’ambivalence et de l’ambiguïté.
Les quatre personnages restent mystérieux, chacun refusant de dévoiler sa propre vérité. Ils fonctionnent évidemment par « paires » mais le schématisme originel, entre le monde vivant et l’imaginaire, périclite de manière fort subtile, les pistes devenant troubles puisque le rapport de fusion entre chacun des protagonistes brouille leur identité intrinsèque. Reiko n’est-elle pas plus proche (le reflet, le double ?) de l’ancienne locataire de son appartement (le plan final les rapproche visuellement) ? Même interrogation pour Makoto et la momie. Jeu de dupes, de miroirs, de fusion, de dissolution ; jeu de massacre…
La réalisation joue sur ce flou artistique en accentuant les contrastes : un plan linéaire d’une lenteur lancinante, rompue par un fracas visuel ou sonore, un raccord violent, une lampe qui s’éteint brusquement, ou encore un son distordu qui accompagne l’entrée en arrière-plan d’un personnage. Des cadrages classiques filmés avec une caméra professionnelle, alternant avec des plans obliques ou renversés, ou dont le tremblement est magnifié par l’utilisation d’une caméra DV. Une photographie sombre et inquiétante, transpercée par la fulgurance de couleurs lumineuses et chatoyantes, qui finissent par s’estomper pour laisser place aux ténèbres. Une maîtrise évidente des espaces lors des confrontations entres les protagonistes, avec une variété surprenante de mise en situation : opposition frontale, avec souvent un élément central qui sépare les deux personnages, ou mise en parallèle en utilisant les différents plans de l’espace.
Loft n’est ni plus ni moins que l’histoire commune de quatre personnages torturés, dont le malaise est transfiguré par un destructeur jeu de va-et-vient entre le réel et le virtuel. Kiyoshi Kurosawa parvient à aller au plus profond des peurs inconscientes de ses héros qui, morts ou vivants, nous paraissent tous d’une humanité pour le moins troublante. L’ultime rebondissement, diaboliquement efficace, résume parfaitement le film : mystérieux, jouant sur les contrastes visuels et défiant les rapprochements (ou distanciations) symboliques des personnages. Comme pour nous faire comprendre que tout n’est qu’affaire d’incertitude…