Ancien directeur de la Cinémathèque française, critique et commissaire d’expositions, Dominique Païni crée en 2007 aux éditions Yellow Now une collection de cinéma consacrée à l’utilisation, par cet art, d’éléments matériels, météorologiques et de divers autres motifs. Après les nuages, le téléphone, la neige ou le vent, Eric Zernik et sa fille Clélia, respectivement agrégés de philosophie et de philosophie de l’art, viennent à leur tour apporter un éclairage particulier sur, cette fois, les cafés.
Le livre, qui prend l’aspect d’un format poche d’une centaine de pages à peine, se révèle pourtant d’une grande densité. Les auteurs commencent par une introduction qui tente de définir le « café ». Désignant simultanément un lieu et, par métonymie, l’une des boissons que l’on l’y sert, le café est souvent difficile à distinguer du restaurant, du bar ou du bistrot, puisque, souvent, on peut aussi s’y alimenter. On peut en tout cas en dire que c’est un espace alternatif, entre le privé et l’intime, qui collectionne les contraires : lieu de solitudes et de rencontres, on y joue au flipper tout en dissertant sur le sens caché de la vie. Une périphérie contenant des tables y complète un centre – comptoir. C’est un chez soi de substitution, un sas, et, aussi, un lieu de projection, une fenêtre sur le monde, et comme un lieu idéal pour en observer le spectacle, un équivalent, en somme, à la salle de cinéma.
Lieu poétique associé au grand Baudelaire, le café se révèle aussi intéressant, parce qu’il invite à une grande multiplicité de registres et sert une grande palette d’intentions. Espace de discussions diverses, propice à des rencontres et favorisant également les rêveries, il permet parallèlement à cela de faire des pauses dans le récit et d’offrir des moments suspendus, comme, donc, de permettre une mise en abyme – la baie vitrée du café équivalent à un écran de cinéma, mais en plus modeste, le lieu s’apparentant à un « pauvre spectacle ». C’est précisément cette diversité du café qui peut expliquer qu’il ait été tellement utilisé au septième art.
Les auteurs le soulignent de fait dans leur introduction, ils auraient pu évoquer bien d’autres cafés comme celui de Casablanca, ceux des films d’Ozu, Loach, Pagnol ou Autant-Lara. Clélia et Eric Zernik choisissent, pour ne pas se disperser et éviter le catalogue, de se concentrer en particulier sur les cafés des films inspirés de la Nouvelle vague française, dont Clélia est spécialiste. Cela dit, une longue analyse est dédiée à l’attaque des oiseaux observée depuis le café-restaurant de Bodega Bay dans Les Oiseaux d’Hitchcock, peut-être, justement, pour marquer ce qui, dans l’esthétique de la Nouvelle Vague, s’avère si intéressant et novateur : cet attachement profond aux contingences et aux petits riens du quotidien, en rupture avec les règles de la représentation, comme on les retrouve par exemple aussi dans Les Tricheurs de Carné, dont la séquence d’ouverture, qui se passe devant puis dans un café du boulevard Saint-Germain, est évoquée. Ainsi, à côté de Baisers volés de Truffaut, dont un choix de mise en scène – celui d’observer un dialogue inaudible entre un détective privé et le protagoniste Antoine depuis l’intérieur d’un café – tend de manière ludique à apparenter la vitre de ce dernier à un écran de cinéma, Godard a droit à une belle place.
C’est avec justice que l’étude le cite en abondance et choisit un photogramme de l’un de ses films comme illustration de couverture, puisque, de Bande à part à Masculin/Féminin en passant par Vivre sa vie, Une Femme est une femme ou encore Deux ou trois choses que je sais d’elle, Godard aura fait du café un des lieux d’élection de son cinéma, sûrement attiré par les multiples contradictions qu’il présente – entre intime et public donc, mais aussi surface et profondeur – ; ses micro-spectacles et autres bruits qui parasitent l’action et dont le cinéaste helvète joue avec malice ; son invitation à la discussion et aux pauses dans le récit – ainsi la scène irréelle, pleine de grâce et à raison fameuse, du madison improvisé par Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur dans Bande à part. De belles pages sont également consacrées aux séquences de café de L’amour l’après-midi de Rohmer ainsi que du faux documentaire Paris de Depardon qui le mettent tous deux en scène, pour le dire en bref, comme un lieu de rencontres fugaces, réelles ou rêvées. Puis, subtils, les deux auteurs concluent leur étude par une analyse d’une scène où un café n’est qu’évoqué, ouvrant un espace à l’imaginaire et alimentant longuement projections et fantasmes de la part du spectateur…
Enfin, Clélia et Eric Zernik montrent avec pertinence comment le café, outre ce qu’il représente déjà par lui-même, est réinventé par le cinéma, comment les échelles de plan et la mise en scène en général, le montage visuel comme le montage sonore accentuent un aspect du café, nous éloignent du réel pour nous faire partager la vision du metteur en scène dans toute sa singularité. C’est notamment le cas chez Godard : dans Bande à part l’absence de réactions des gens dans le café au moment où les trois protagonistes dansent le madison tend à rendre cette scène irréelle ; dans Deux ou trois choses que je sais d’elle un gros plan sur une tasse de café rend son contenu soudain mystérieux voire cosmique. La fragmentation du montage et le choix des gros plans, le découpage nous emmène tout coup vers un ailleurs insoupçonné.
On se plonge avec intérêt dans cette réflexion de haute tenue qui exploite judicieusement quelques exemples intéressants et qui se nourrit de concepts de philosophie – dont le père comme la fille sont familiers – sans, jamais, devenir pédante ou, en parlant de café, imbuvable. Au contraire, L’Attrait des cafés se lit très agréablement. On apprécie le bel esprit de synthèse qui y préside, ses jolies photos de films, la précision technique de ses analyses qui restent cependant heureusement toujours très compréhensibles, et l’on se délecte également d’un style châtié et élégant qui remet au goût du jour des mots oubliés comme « impétrants », « déréalisation » ou encore « vacance » dans un emploi singulier.