Les Trois vies de Gundermann

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Avec empathie et humour le réalisateur Andreas Dresen a rendu hommage à un auteur-compositeur de grand talent, communiste resté par choix dans l’ex-RDA mineur dans un site d’excavation du lignite, mais que ses convictions politiques ont conduit à se compromettre avec la Stasi.

Gundermann : la fin d’une épopée ouvrière

 

Gundermann[1], film d’Andreas Dresen (cinéaste né en ex-RDA en 1963) est un curieux biopic musical, qui cherche à comprendre avec empathie et humour comment de solides convictions communistes ont pu dans une dictature (l’ex-RDA) transformer un ouvrier/chanteur idéaliste en délateur.

Gerhard Gundermann (1955-1998), peu connu en France, fut un personnage infiniment complexe : marxiste convaincu (« si cette vision du monde n’avait pas existé, je l’aurais moi-même inventée à un moment donné », a-t-il un jour déclaré[2]), il était ainsi entré à l’académie d’officiers de l’Armée Nationale Populaire (NVA) parce qu’il l’imaginait telle « l’armée partisane de Che Guevara » : mais il fut tellement déçu qu’au bout d’un an et demi il la quitta, chassé en réalité pour avoir refusé de chanter les louanges du général ministre de la Défense car il y voyait une forme de culte de la personnalité ! Il fut exclu en 1984 du Parti socialiste unifié (SED) d’obédience communiste, dont il dénonçait l’arrogance vis-à-vis des travailleurs (dans le film d’Andreas Dresen on le voit qui apostrophe violemment des cadres communistes accusés par lui de mensonges et d’irresponsabilité) : mais il ne remit jamais en cause l’ensemble du système. Auteur-compositeur talentueux de textes sensibles et poétiques, souvent mélancoliques, pourtant un film tourné sur lui en 1982 le montre parlant durement aux membres de son groupe musical (de la Brigade Feuerstein) pour dénoncer leur manque de discipline et menacer de tout plaquer s’ils ne se donnaient pas comme lui à fond[3]. Alors que Gundermann aurait pu quitter son travail d’ouvrier pour devenir artiste, par absolue solidarité de classe il choisit de rester conducteur d’excavatrice dans la mine à ciel ouvert de lignite de Spreetal (nommée « Brigitta ») au nord d’Hoyerswerda (Haute Lusace) jusqu’à sa fermeture en 1991 (il a décrit ainsi son premier contact avec la mine :  « La première fois que je suis arrivé à la mine à ciel ouvert, il faisait nuit et il y avait des lumières partout – à perte de vue, quelque chose tournait et bougeait. C’était comme être dans l’espace, je n’oublierai jamais ça »). Et quand le Parti lui proposa (en échange de pouvoir voyager à l’Ouest avec son groupe ?) de devenir informateur de la police secrète (Stasi) il n’hésita pas : il le fut huit ans, sans états d’âme apparents (les archives de la Stasi conservent ses « rapports de délation » – nom de code « Grigori » – qui ont fait dire à un journaliste qui les a consultés qu’il avait été un « petit fouineur mesquin et obstiné »). Par la suite comme on le voit dans le film, Gundermann prétendit avoir tout oublié de cette sordide activité : le film le montre consultant après 1991 son propre dossier et découvrant apparemment stupéfait l’étendue de ses méfaits (qui furent révélés en 1995) !

Andreas Dresen (qui, avec Alexander Scheer qui interprète Gundermann, est aussi musicien : Scheer en même temps qu’acteur est un excellent chanteur) a voulu se confronter à un tel monceau de contradictions. Dresen, qui se définit lui-même comme très politisé, a tenté avec ce film de « montrer comment quelqu’un devient un traître à cause de ses idéaux politiques dans un système compliqué ». Mais il l’a fait sans se livrer à un réquisitoire car, selon lui, « il faut aimer les sujets que vous filmez. Aimer l’humain qui se dresse face à vous, dont vous racontez l’histoire[4] » (on peut évidemment refuser d’adhérer à une telle proposition, quelque peu lénifiante…). Andreas Dresen a donc fait de Gundermann, en même temps qu’une grande réussite musicale, une tragi-comédie.

Son Gundermann, excellent poète et musicien, est en effet attachant, avec son look de Grand Duduche à la Cabu, binoclard blond mince et rêveur, amoureux transi longtemps malheureux de Conny (Anna Unterberger), la femme d’un des musiciens de son groupe. Il est touchant quand il veut sauver un hérisson qu’il a ramassé, blessé, sur le bord de la route (mais celui-ci meurt et il l’enterre au pied d’un arbre). Il ne supporte pas l’alcool et est terrifié à la perspective de devoir ingurgiter une pinte de bière. Il est manifestement ingérable, irrécupérable dans cette société policière très conformiste qu’était l’ex-RDA, symbolisée ici  par son « officier traitant » (Führungoffizier) à la Stasi (Axel Prahl), méphistophélique peut-être mais insignifiant (un imbécile qui finira bouffi d’alcool après la réunification) : après sa première mission, ce dernier offre à Gundermann un horrible compotier au look très kitsch « années 70 » (tous les « informateurs » dans le film apparaissent gratifiés d’un tel compotier, qui devient même un signe de reconnaissance entre eux !). Tous les dirigeants du SED sont aussi comiquement grotesques que ce policier : aussi bien l’« élu » local (Werner Walde, interprété par Hilmar Eichhorn), bien en chair, propre sur lui et bourgeoisement vêtu qui vient se pavaner, suffisant, chez les mineurs (avant d’être pris à partie par Gundermann) ; ou encore ce vieux chef de section communiste (un ancien de 1933) que Gundermann prend au départ pour un vieux sage mais qui affirme ensuite le plus sérieusement du monde que toute l’Europe de l’époque envie à la RDA d’avoir Erich Honecker pour grand leader ! À part de tels crétins personne n’est vraiment dupe dans le film des incapacités du système ; et quand un ouvrier demande quels sont les quatre « ennemis du communisme », la réponse est : c’est l’hiver, le printemps, l’été, l’automne !

Mais derrière l’humour se cache aussi dans Gundermann une tragédie à plusieurs dimensions. Sur un plan personnel, il y a les trahisons de Gundermann (trahisons qu’on ne voit pas à l’écran) : il a livré à la police secrète des informations sur des personnes qui ont pu en souffrir (mais le film reste flou là-dessus). On ne fait qu’entr’apercevoir l’ampleur de cette collaboration infâme à travers ce qu’en disent des intermédiaires (un marionnettiste que Gundermann a espionné, et qui détient chez lui un gros classeur sur les agissements du chanteur ; une journaliste – Irène – qui a pu obtenir l’ensemble du dossier de délation concernant le chanteur). Comme Gundermann (qui se demande comment il a pu faire cela), le spectateur peine à comprendre ces trahisons passées. De fait – et c’est là une faiblesse du film d’Andreas Dresen – il tourne un peu en rond, avec un Gundermann qui passe son temps à l’écran à revenir sur ses fautes et à les proclamer (sans pourtant parvenir jamais à exprimer des regrets) : symptomatique est à cet égard le premier plan du film où le chanteur semble s’adresser directement au spectateur, face caméra, en plan rapproché, comme pour nous prendre à témoin. À un moment (après sa confrontation avec le marionnettiste) on le voit aussi qui cherche frénétiquement le fameux compotier reçu de la Stasi, caché au fond des placards de la cuisine, qui est comme le symbole de son refoulement du passé. Il connaît une sorte de « crise existentielle » qui le pousse alors à s’enfermer dans son bureau, ce qui déclenche chez sa femme, Conny, une crise de panique.

Tragédie également si l’on resitue l’aventure de Gundermann dans son contexte historique, qui est celui d’un État failli, la RDA, qui a été incapable d’accomplir ses ambitions de départ. Au lieu d’un paradis pour la classe ouvrière, c’est devenu un régime policier et corrompu, où les statistiques de production sont systématiquement trafiquées (Gundermann le dénonce à un responsable du Parti) et les normes de sécurité sur les chantiers jamais respectées (en 1979 une rupture de digue, montrée dans le film, provoque un accident mortel). Tout est d’une tristesse à mourir dans ce coin de la Saxe (à moins de 150 km au sud de Berlin) : les paysages, mornes et bas, ravagés par l’exploitation du lignite ; le centre urbain voisin : la Ville nouvelle (Neustadt) d’Hoyerswerda avec ses grands ensembles immobiliers (en Plattenbau préfabriqués), regroupés en dix unités d’habitations (Wohnkomplexe) numérotés de 1 à 10, une vraie « cité dortoir » dépourvue de services (aussi bien pour la restauration, la culture, les sports : avec une seule maison pour la jeunesse –Jugendklubhaus, visible dans le film). Telle n’était pourtant pas l’ambition des fondateurs, quand fut posée la première pierre en 1955 : Hoyerswerda Neustadt devait être une cité socialiste exemplaire où pourrait se développer une « communauté humaine socialiste (« sozialistiche Menschengemeinschaft »), autour d’un combinat (appelé « Schwarze Pumpe ») destiné à la transformation du lignite extrait aux alentours, pour alimenter en énergie toute la RDA (avec une politique de hauts salaires attractifs, la ville passa ainsi de moins de 7000 habitants dans la Vieille ville : Altstadt en 1947 à 70 000 en 1989). Il s’agissait de faire mieux qu’à Eisenhüttenstadt (ex-Stalinstadt), autre ville nouvelle dans le Brandebourg voisin, décidée par le SED en 1950 autour d’une usine sidérurgique (Eisenhüttenkombinat Ost, EKO), ou en Pologne avec la Ville nouvelle de Nowa Huta (Cracovie) dont Andrzej Wajda dans son film L’Homme de marbre (1977) a conté les débuts. Hoyerswerda Neustadt se devait d’attirer la jeunesse (ce fut alors effectivement la ville de RDA où la proportion d’enfants était la plus grande), entraînée par un esprit de joyeuse émulation socialiste dont témoigne, par exemple cet article paru le 6 octobre 1955 dans la Lausitzer Rundschau [5]; il évoque sous la forme d’une lettre d’un jeune à un autre jeune la jeunesse du lignite avant de décrire les bienfaits de l’industrie chimique dérivée dont on attendait des progrès décisifs pour l’élévation générale du bien-être : « Nous sommes, comme tu le sais, richement comblés en lignite. C’est le plus grand trésor de notre république. […] Pour te dire un mot de son origine, je dirai que le lignite est relativement «jeune» en nombre d’années. Ce n’est qu’il y a trente à soixante millions d’années qu’il est apparu alors que le charbon, lui, a de son côté 300 à 600 millions d’années. »

Le film d’Andreas Dresen évoque après la réunification (1990) l’effondrement de l’activité économique avec la fermeture des mines (transformées aujourd’hui en lacs de baignade pour touristes !) : la mine de Gundermann a fermé en 1991 (on voit le chanteur qui organise un concert devant quelques mineurs désabusés, pour leur rendre hommage) ; et Hoyerswerda s’est vidée de sa population (à peine 30 000 habitants aujourd’hui) ; mais Gerhard Gundermann lui est resté fidèle jusqu’au bout (il résidait tout à côté, à Spreetal, et se reconvertit dans la menuiserie, avant de décéder brutalement d’un AVC en 1998). Naufrage radical… à l’image des « Nouveaux Länder de l’ex-RDA, victimes après 1989 (malgré l’aide financière de l’État allemand) d’une désindustrialisation massive organisée par la Treuhand (en deux ans la production industrielle chuta de 73 %), détruisant des millions d’emplois et faisant exploser le chômage, précipitant le départ des jeunes vers l’ouest d’où le dépeuplement total de certains districts, favorisant une culture du ressentiment qui s’est tournée parfois contre les étrangers (Hoyerswerda Neustadt s’est signalée à l’automne 1991 par des incidents racistes). L’étendue du traumatisme a été décrite par  Wolfgang Ettlich (« Le voyage en Allemagne : un road-movie entre passé et présent ») dans un documentaire tourné à l’occasion du trentième anniversaire de la réunification en 2020.

Gundermann, le film d’Andreas Dresen, peut-être pour traduire la complexité du personnage n’est pas toujours facile à suivre chronologiquement ; il multiplie en effet les discontinuités, mêlant plusieurs périodes sans avertissements : les années 1992-1995 où Gundermann fut très célèbre à l’est[6] (avant la révélation de son passé de collaborateur de la Stasi, qui ne mit pas pourtant un terme à sa carrière, tant la qualité de ses chansons lui maintint un public fidèle), et  les années 1970 et 1980. Tout s’entrecroise, à mesure que le passé revient progressivement à la surface après l’oubli ou le déni (comme des bulles qui explosent en remontant au fur et à mesure à la conscience du chanteur) ; passé et présent dialoguent en permanence.

Gundermann est riche en métaphores, mais qui peuvent ne pas apparaître immédiatement : ainsi de ces plans où le chanteur, dans son excavatrice, opère un travail de creusement du sous-sol, qui est mis en parallèle avec son propre travail sur lui-même pour recoller le passé qu’il avait enfoui ; et cette même excavatrice, gigantesque, monstrueuse, est une sorte de dinosaure à l’image de ce qu’était devenu la RDA vouée à l’extinction. Lors d’une visite chez le marionnettiste, Gundermann est de manière symbolique confronté à ce qu’il était devenu : il y voit une marionnette qui le représente (récitant Hamlet : « Être ou ne pas être, telle est la question »), car c’est ce qu’il était entre les mains de la Stasi. Et s’il reçoit comme autre cadeau pour ses activités de délation une machine à laver le linge sale (suprême symbole du « luxe » occidental que Conny accueille avec joie au départ avant de considérer ensuite l’objet dubitativement), c’est bien pour effacer les tâches (comme pour lui faire aussi oublier au plus vite ses activités criminelles d’informateur).

Demeurent les chansons de Gundermann comme L’Herbe qu’il interprète en ouverture du film, nostalgique quand elle évoque l’enfance perdue, mais qui témoigne aussi de l’espoir d’un renouveau : « l’herbe, dit cette chanson, repousse encore et encore…[7] », un titre qui aurait plu à Claude Simon, le romancier français prix Nobel de littérature 1985.

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le film a été plébiscité par le public allemand, au point qu’en 2019 il a obtenu six Lolas (l’équivalent de nos Césars) ; mais par suite de l’irruption du covid 19 quelques mois plus tard, il n’a pas atteint avant juillet 2023 la France, où il est passé inaperçu.

[2] Citation du film, qu’on peut retrouver dans l’article de Jeannette Otto, « Verlorenes Land, Vergessene Helden », Die Zeit (https://verlag.buschfunk.com/reviews/verlorenes-land-vergessene-helden-gerhard-gundermann-rebell-einst-ist-sanfter-geworden-doch-seine-fans-halten-ihm-die-treue/). Le film a été étudié par Valérie Carré : « Temps linéaire, temps cyclique : Gundermann d’Andreas Dresen ou le mythe comme voie de salut », in Germanica, 68 | 2ème trimestre 2021, p. 97-112.

[3] Un camarade de classe déclarait à l’époque à la caméra : « Gundi est bien trop autoritaire » (Jeannette Otto, o. c.).

[4] Interview du 9 octobre 2018, in https://www.horschampfrance.com › andreas-dresen (par Léolo Victor-Pujebet).

 

[5] Cité par Jacques Brethomé, « Hoyerswerda, lieu de mémoire ? » in Allemagne d’aujourd’hui, N°173, juillet-septembre 2005. Lieux de mémoires dans les nouveaux Länder allemands, p. 149-171 (ici p. 157).

[6] Gundermann et son groupe Seilschaft firent même la première partie de concerts de Bob Dylan (on le voit dans le film) ou de Joan Baez.

[7] « Immer wieder wächst das Gras wild und hoch und grün. »

poète, chanteur, communiste et délateur

Titre original : Gundermann

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Durée : 127 mn


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