Les Lignes de Wellington

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Valeria Sarmiento s’est emparée du projet, sans craindre l’ombre de Ruiz : en résulte une belle oeuvre historique, méandreuse et émouvante.

Le film devait être réalisé par Raoul Ruiz. Décédé à Paris le 19 août 2011, il n’aura participé qu’à quelques semaines de préparation. Impulsé par la région de Torres Vedras au Portugal, le projet des Lignes de Wellington fut avant tout pensé comme une œuvre de commémoration : celle du bicentenaire de la résistance portugaise aux invasions napoléoniennes. Le producteur portugais Paulo Branco (dont on préfère éviter de ne citer qu’un film ou deux tant l’œuvre et le travail sont prolixes et passionnants) achevant tout juste Mystères de Lisbonne (2010) aux côtés de Ruiz, a voulu croire que son ami prolongerait l’expérience d’une autre fresque du Portugal au XIXe siècle.

Carlos Saboga, déjà adaptateur du roman éponyme Les Mystères de Lisbonne de Camilo Castelo Branco, s’est chargé de donner ampleur et fiction au fait historique ici traité. La monteuse et cinéaste Valeria Sarmiento, compagne de longue date de Ruiz, a repris les rênes du projet. Comment alors, remplacer le tout récent défunt et ne pas reproduire, voire faire œuvre mémorielle, tant le projet porte en amont la marque du cinéaste chilien ?

 

Il y a dans ce projet de cinéma de 151 minutes, l’inscription dans un format télévisuel si fort qu’il impose une neutralité bienveillante. Prévu pour être diffusé sur Arte en trois épisodes après l’exploitation en salles, Les Lignes de Wellington ne souffre paradoxalement pas de cet accommodage de production. La réalisatrice trouve dans les scènes d’extérieur, tournées à une seule caméra, la respiration, le temps juste. Le film s’ouvre sur un plan boueux du sol, bientôt souillé par le corps d’un soldat. La reconstitution redonne vie au pays dans la tourmente, minutieusement dépeint, mais surtout à la terre, à laquelle plusieurs personnages sont liés. Paysan arraché à sa récolte et devenu soldat, jeune officier égaré obligé de parcourir le pays pour rejoindre le gros des troupes, tous errent dans un pays ravagé, dans l’attente de l’apaisement final.

À ce titre les faits d’armes, portugais ou français, n’intéressent pas le scénario, les généraux Welligton (John Malkovich) et Masséna (Melvil Poupaud) restent à la marge, l’un concentré par l’exécution d’une peinture narrant ses exploits, l’autre muet, surgissant dans quelques plans comme un fantôme déjà prêt à rentrer en France. Du reste, la grande quantité de personnages nourrit la fresque télévisuelle : aller-retour entre leurs trajectoires, qui finissent par se croiser pour certaines, la galerie est riche, équilibrée en vies déviées de leurs axes par la guerre, victimes collatérales émouvantes.

On sent comment certains personnages auraient pu, entre les mains de Ruiz, toucher au sublime : Marisa Paredes en bourgeoise perdue dans sa maison déserte, qu’on retrouve plus tard, amnésique et démente, redevenue petite fille. Quel beau personnage aussi que cet érudit  ambulant qui cherche sa femme, croyant que c’est la guerre qui la lui a enlevé. Son alliance progressive avec un garçon sauvage, ressuscité d’entre les morts, illustre un thème cher au cinéaste chilien : le lettré et l’idiot, la rencontre entre la parole et l’indicible.
 
 

Pourtant, si le film peut et risque de souffrir de la comparaison avec Mystères de Lisbonne, il possède un charme propre dans la clarté de ses lignes romanesques, la beauté simple de sa mise en scène, son rythme égal, et une efficacité narrative sans heurts dans les passages de relais entre personnages. Comme le dernier film de Raoul Ruiz, il s’inscrit aussi en plein dans une catégorie d’œuvres européennes : le casting, franco-portugais majoritairement – de Mathieu Amalric à Carloto Cotta (La religieuse portugaise, Tabou) – mais également anglo-saxon (Jemina West, actrice britannique de la série Maison close – Mabrouk El Mechri, 2010), espagnol (Marisa Paredes) et américain (John Malkovitch). Chacun parle sa langue, personne ne gomme son accent, et l’énorme casting français (ajoutons Chiara Mastroianni, Elsa Zylberstein, Malik Zidi et Vincent Pérez) venu comme pour rendre son dernier hommage, se fond dans le tableau plus général avec harmonie.

Il y a quand même quelques scènes à la mémoire du cinéaste : celle par exemple, ajoutée au scénario original où Deneuve, Huppert et Piccoli dînent, babillants. En bout de table, Michel Piccoli, soudain seul, disserte sur la saudade, cette particularité portugaise où l’esprit laisse la place au sentiment, submergeant tout. Ruiz déjà, dans un entretien donné à Positif (1), le disait en substance : « Je pratique le Portugal depuis trente ans. C’est toute une vie… Le Portugal, c’est comme le Chili… en mieux. Je ne sais pas si c’est la bonne formule, mais il y a une forme de mélancolie que nous partageons. […] La définition de la saudade, c’est le souvenir de choses qui n’ont pas eu lieu […] ».  Le dernier plan du film, part du sol à nouveau, mais cette-fois ci s’élève, pour un des rares plans tournés vers les cieux, à la mémoire de Ruiz, désormais fantôme de cinéma et d’histoire, sans cesse manquant au film de Valeria Sarmiento.

(1) Adrien Gombeaud et Philippe Rouyer, « Entretien avec Raoul Ruiz, C’est ça la volonté de faire du cinéma », Positif (Octobre 2010 : n°596).

Titre original : Linhas de Wellington

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Durée : 151 mn


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