L’Epoque

Article écrit par

Portrait nocturne de jeunes à la recherche de la vérité.

Se faire engueuler

Matthieu Bareyre peut être fier de lui. Son premier long métrage documentaire, après un court sélectionné au Cinéma du Réel en 2015, Nocturnes, est une réussite. Reprenant le thème de la nuit de son Nocturnes, il a décidé de promener sa caméra nuitamment dans les rues de Paris pendant les deux années qui ont suivi l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015. Ça donne un film en hommage à la jeunesse, avec comme fil conducteur une jeune fille, Rose, à la langue bien pendue et aux idées précises qui, sous des dehors grunge, sait manier les mots et les concepts à la perfection. Partant du constat de Virginie Despentes dans King Kong Théorie selon lequel  : « Depuis quelque temps, en France, on n’arrête plus de se faire engueuler », la caméra de Matthieu Bareyre rencontre et interroge presque toute la jeunesse du pays, allant même jusqu’à entrer dans la mêlée des Blacks Blocks. Ce qui en ressort, ce sont des images sublimes, car il n’oublie pas qu’il fait des images de cinéma avec des clairs-obscurs à tomber, et des reflets sur des flaques d’eau qui donnent à ce film une coloratura nocturne qui lui sied bien. Le tout servi par une musique à contre courant, la Follia de Vivaldi par Il Giardino Armonico.

 

 

Les années attentats

Et les jeunes, tous ces jeunes, dont les prénoms envahissent toute la surface de l’écran à la toute fin du film, sont d’une grande intelligence, d’une révolte bien souvent, d’un fatalisme quelquefois, mais surtout d’une grande lucidité sur l’état du monde et de la politique française, notamment lorsque Rose lit sa lettre au Président de la République française. Les années 2015-2016 et 2017, que le jeune réalisateur évoque d’une manière quasi impressionniste, ont été marquées par toute une série d’attentats particulièrement meurtriers, mais aussi par le phénomène des Nuits Debout dont les sitting n’ont hélas servi à rien. Le film se termine au moment de l’élection de Macron et, devant le désespoir et la lucidité de cette belle jeunesse, on ne peut qu’imaginer la suite, telle que nous la vivons de nos jours.

 

 

Parole poétique libérée

Alors, d’une manière poétique, il suit ou rencontre des jeunes, on aurait presque parfois envie de dire des enfants, des ados, qui ne sont pas toujours en train de manifester. Ils sont très intelligents et ne sont pas dupes du monde des adultes. Ne négligeant aucune classe sociale, le jeune réalisateur  parle avec tous, restant off et sachant mettre en scène tout en conservant la véracité voire le réalisme de toutes ces rencontres qui défilent à grande allure, et il nous offre un diaporama somme toute très optimiste du monde de demain, en espérant que les gros poissons du capitalisme et de la propagande ne les avaleront pas tout crus. Il ne faut pas avoir peur de le répéter, voici un très beau film qui ne prend aucun parti, sauf celui de la liberté et de la parole poétique et révolté, un film que n’auraient pas renié les surréalistes et les situationnistes. Il est à noter aussi que l’image est due à Matthieu Bareyre, ainsi que le scénario coécrit avec Sophia Collet. Quant au son, très important dans ce genre de documentaire sur le fil du rasoir, il est parfait, tout ou presque est audible malgré le son réel parasité parfois par les bruits des sirènes de police. « Une de mes origines, déclare Matthieu Bareyre dans le dossier de presse du film, c’était l’envie de filmer la sortie du travail. Poser la caméra au moment où les gens font tomber le masque social et s’aventurent dans un espace-temps plus ouvert aux désirs et aux pulsions, où les actions échappent aux contrôles qui s’exercent sur nous la journée. Si, depuis Nocturnes, j’ai choisi d’explorer la nuit, c’est parce que je sentais qu’elle seule pouvait m’offrir ce que je cherchais à filmer  : des formes de libération. Je tenais à ce que les jeunes me parlent de ce qui s’agite en eux  : leurs sentiments, leurs impressions, leurs rêves, leurs cauchemars, leurs émotions, leurs doutes, leurs questionnements – toutes ces énergies qui ont besoin de s’exprimer et qui forment notre monde intérieur. » Un film que nous ne saurions que trop recommander à l’actuel Président, pour qu’il entende enfin peut-être ce cri poétique qui réclame plus de vraie vie et d’écoute.

Réalisateur :

Année :

Genre :

Pays :

Durée : 90 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

L’Aventure de Madame Muir

L’Aventure de Madame Muir

Merveilleusement servi par des interprètes de premier plan (Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders) sur une musique inoubliable de Bernard Herrmann, L’Aventure de Madame Muir reste un chef d’œuvre inégalé du Septième art, un film d’une intrigante beauté, et une méditation profondément poétique sur le rêve et la réalité, et sur l’inexorable passage du temps.

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…