Le silence d’Ingmar Bergman

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Les années soixante sont, pour Bergman, celles d’un aboutissement artistique.

Son premier film Crise date de 1943 et il a alors vingt-deux films derrière lui qui le structurent tout entier lorsqu’il entreprend ce qu’il appelle « la trilogie des films de chambres. » Films de chambres, comme on parle de musiques de chambre ou de pièces de chambre (à l’égard de certaines pièces de Strinberg, compatriote et modèle d’inspiration de Bergman) sont des films de laboratoire, de chambre noire, films expérimentaux, cliniques, à la suite desquels son cinéma accouchera d’éléments nouveaux, essentiels.Grâce à ses interrogations permanentes, liées aux angoisses et fantasmes culturels de l’époque, Bergman parviendra à une maîtrise absolue de son art. Son propos devient d’une lucidité de plus en plus pessimiste : minés par le doute, ses personnages ont perdu la foi. Le monde contemporain, froid et déshumanisé, ne les réconforte plus.

Le Silence, en 1963, clôt cette trilogie entreprise avec A travers le miroir (1961) et Les Communiants (1962). Bergman, dans une note lors de la publication des trois scénarios dans un même recueil en 1964 aux éditions Laffond, dira « Ces trois films ont trait de régression. A travers le miroir, c’est la certitude conquise, Les Communiants, la certitude mise à nu, Le Silence, c’est le silence de Dieu, l’empreinte négative ».Le Silence nous montre à voir la séparation et le déchirement définitif de deux sœurs, Anna et Esther, dans une ville inconnue où elles sont contraintes de faire halte à la suite d’un malaise d’Esther. Dans le huis clos oppressant d’un hôtel désert et sous le regard adolescent de Johan, le fils d’Anna, l’incommunicabilité atteint son apogée. Seuls, la haine et le mépris règnent désormais dans un silence assourdissant où les objets tiennent une place particulière.

Bergman, à travers ce film, travaille sur tous les différents niveaux de la modernité. Il aborde tout d’abord la modernité sur le plan narratif avec les thèmes récurrents tels que la non-connaissance, l’altérité, l’individualisation et la solitude qui en découlent. L’esthétisme en est tout autant bouleversé avec cette volonté de regard objectif sur les choses et les êtres, une bande-son mêlant à la fois réalisme accru et fantasmagorie, un enchaînement des plans et des séquences suivant une logique onirique. Enfin, l’auteur nous livre sa vision poétique, résolument moderne, du cinéma. Les réflexions du film se confondent avec celles du cinéaste et les inquiétudes mises à jour s’avèrent être celles d’un artiste, qui, malgré des illusions perdues, continue à chercher, à explorer afin d’atteindre une maturité pour vivre et créer.

Partie 1 : Un monde de l’incommunicabilité

La première phrase du film, prononcée par Johan, est une demande d’explication : « Qu’est-ce que ça veut dire ?», en désignant des mots affichés sur une vitre du train. Cette interrogation, il la pose à Esther, spécialiste des langues puisque traductrice qui a pour unique réponse : « Je ne sais pas ». D’entrée, nous sommes dans un monde du non-savoir, de l’impossible réponse. Le lieu, d’ailleurs, est inconnu. Nous ne savons pas quel pays nous traversons, quelles frontières les personnages parcourent. « Timoka » tente Anna, suivi d’un « je crois » évasif quand, à nouveau, Johan pose une question. Elle ne sait pas, pas plus qu’Esther face à cette langue qui n’est ni du français, ni de l’anglais, ni de l’allemand, ni du suédois. Elles se retrouvent prisonnières d’un monde où il n’y a plus de connaissance.

Johan, face à l’inconnu, est sans cesse en attente. Il est dans le désir d’un apprentissage possible. Il veut de la connaissance pour combler sa peur, étouffer ses angoisses d’adolescent. Il est donc fasciné, émerveillé par les mots. Il répète, mâche, dévore les mots à la fin du film qu’Esther lui a laissés. Le mot est intriguant et à la fois terrifiant. Lorsqu’il s’amuse avec cette langue inconnue en faisant son spectacle de marionnettes à Esther, il avoue en pleurant que son personnage parle une langue bizarre parce qu’il a peur.Face à cette faim de savoir, les adultes ne peuvent cacher leur incapacité à répondre car ils sont, désormais, démunis d’enfance et de tout ce que cela englobe : l’innocence, la découverte, la croyance, le désir…Esther, la traductrice, travaillant sans relâche sur le mot et son sens ne parviendra qu’à en comprendre trois : « KASI » la main qui symbolise l’activité physique, « NAJGO »la figure qui est le reflet de la personnalité et à la fois son masque et « HADJEK »l’âme qui est la source des émotions et des souffrances.

En résumé, il lui manque la langue du cœur. Elle est l’intellectuelle aux diplômes, vivant dans la frustration, séchée du cœur, tout comme ses poumons usés, suffocants du manque indispensable de matière sentimentale. Elle confesse avant sa mort au majordome « Je ne voulais accepter mon rôle. Maintenant, ça va trop loin dans la solitude. On adopte des attitudes et on s’aperçoit qu’elles ne mènent à rien ». Anna, quant à elle, n’est pas gênée par l’incompréhension du langage. Au contraire, elle semble s’y confondre avec aisance. Elle sort avec désir dans ce monde inconnu, achète le journal, sort dans un cabaret-théâtre. Elle couche avec facilité avec un homme avec qui elle ne peut parler.

Elle s’en réjouit d’ailleurs, se réconforte de l’absence de mots, préfère les regards, les étreintes. « Je suis bien avec toi. C’est bien qu’on ne se comprenne pas. » Anna ne possède pas la valeur du langage. Ces deux êtres sont enfermés dans le même mal, souffrants atrocement de l’impossibilité d’être en phase avec le sens de la vie. Bergman, face à cette incommunicabilité, semble nous proposer à un moment une solution possible. Un seul mot parvient à traverser deux univers à la fois : l’univers de ce pays inconnu avec Esther et l’univers du mépris partagé par les deux femmes, et ce mot est BACH. Un seul mot donc serait universel, capable de franchir toutes les frontières et d’apporter un repos, un retour à la paix, au calme. Bach serait ainsi le seul espoir possible pour rompre le silence, l’isolement, comme si la musique (et, de manière implicite, l’art) était le seul moyen désormais pour communiquer.En lui donnant cette place hégémonique, Bergman réintroduit l’influence perdue de l’œuvre d’art. Certitude ou espoir ? Il semblerait que cela ne fut qu’un souhait car il n’y a là qu’une tentative sans réelle conviction.

L’attention des deux femmes à la musique fut courte, Anna l’a simplement qualifiée de jolie. Ce n’était qu’un moment de sursaut avant l’éclatement définitif. La haine est plus forte. Anna écrase sa cigarette, se lève, Esther éteint le transistor, Johan porte un regard soudainement inquiet, la tension monte, les plans s’accélèrent. La musique n’est plus, la musique, elle aussi, est perdue. Ne pouvant se parler, se comprendre, la solitude s’impose aux personnages comme une condition implacable de l’existence. Johan passe son temps à errer dans les couloirs du train tout d’abord puis de l’hôtel. Il s’adonne à des loisirs forcément solitaires : il joue à la marelle, à cache-cache, imite des bruits d’avion, s’amuse avec son ombre, dessine…Il doit faire face à un monde où les portes et les fenêtres sont toujours fermées sur elles-mêmes. On prend soin à cloisonner l’espace, à le réduire sans cesse. La porte, tout comme la fenêtre deviennent alors obsession.

Les personnages éprouvent le besoin de se coller à elles soit pour regarder, soit pour écouter leur éloignement, la frontière, la distance qui existe entre eux et leurs désirs inexprimés.Esther se réfugie dans l’alcool ou le travail lors d’un moment de lucidité. Elle est seule face au couple Anna – Johan. Dans une séquence, elle ouvre la porte de la chambre voisine et trouve Johan et Anna, sur les lits, dormants. Une plongée sur Anna la montre couchée sur le ventre avec, à ses côtés, Johan recroquevillé sur lui-même : non seulement les deux dormeurs ne s’aperçoivent pas de la présence d’Esther mais leur positions insistent sur leur indifférence. La barrière insurmontable est renforcée par la position d’Esther face au couple, c’est-à-dire derrière les barreaux du lit. Esther ne peut toucher ces deux êtres. A plusieurs reprises, d’ailleurs, elle tentera de caresser l’enfant qui détournera le visage et finira par lui dire « Il n’y a que ta mère qui a le droit ? ». Elle connaîtra le même sort avec sa sœur qui repoussera ses baisers étouffants, voire incestueux.

Face à ces déceptions, il ne reste plus à Esther que le plaisir solitaire pour trouver un semblant de satisfaction. Parquée entre les barreaux de son lit, prise en plongée, l’engouffrant ainsi dans les coussins, Esther commence sa tentative d’évasion par la masturbation. La caméra se rapproche à grande vitesse alors sur son visage. Un rapide instant, il est possible qu’une libération ait eu lieu dans l’agitation lente du corps mais très vite, le visage se crispe, se déforme et témoigne d’un grand désespoir. La caméra recule, la laissant seule, pleurant, recroquevillée sur elle-même. Même le plaisir est trompeur, même lui ne permet pas de réconfort. Pire, il laisse un sentiment encore plus douloureux, un vide encore plus grand car il ne peut assouvir.Anna a beau avoir son fils, elle n’en ait pas moins seule. Elle ne cesse de repousser Johan dès que ce dernier entreprend un moment de tendresse un peu trop prononcé à son goût.

Son fils lui propose un moyen possible de rompre l’isolement, pire qu’Esther : elle le rejette. Elle préfère sortir, partir à l’aventure, fuir à l’extérieur, espérant un ailleurs meilleur. Sa relation avec l’inconnu n’est pas plus apaisante, ressourçante que la masturbation de sa sœur. Après avoir fait l’amour, Anna se retrouve à la fenêtre de sa chambre. L’évasion ne lui a pas été apportée puisqu’elle témoigne à nouveau d’un besoin d’extérieur. Dans une quasi-obscurité, elle regarde en bas des hommes travaillant, comme emprisonnés par le quadrillage de la verrière et en haut, s’offre à elle un ciel surchargé par des façades menaçantes d’immeubles. Le plaisir sexuel est déception et ne renvoie qu’à soi.

Le monde que nous dépeint Bergman, c’est l’enfer du sexe sans amour. Tout, ici, suinte le sexe et la violence, mêlés l’un à l’autre étroitement. L’extérieur, qui nous est montré, est rempli presque uniquement d’hommes où les cris, les bruits de moteur, les klaxons rugissent. Sa sauvagerie terrifie et attire à la fois les femmes qui l’observent derrière leurs fenêtres, agrippées aux rideaux comme à un bouclier. A la séquence de masturbation d’Esther, succèdent des bruits d’avions militaires, à la séquence de sexe dans le cabaret succède le bruit du marteau piqueur : tant d’agressions sonores qui témoignent de la brutalité du sexe.Les étreintes, que ce soient celles du cabaret ou d’Anna avec l’inconnu, se font avec brusquerie, de façon primaire. L’inconnu est prêt à forcer la porte de la chambre qu’il ne peut ouvrir tant son désir est pressant.Le cinéaste n’hésite pas à mettre dans les mains de l’enfant un pistolet. C’est en tirant sur l’autre que Johan établit son premier contact avec. De plus, le pistolet et les tanks, qui sont omniprésents dans la narration, ne sont-ils pas à la fois des symboles phalliques et ceux d’une extrême violence ?

Partie 2 : Chair désincarnée

Si le sexe n’est montré que dans son aspect le plus misérable, le plus destructeur, lavé, blanchi de tout salut possible, c’est parce que règne l’horreur de la chair. Esther nous est montrée, dès la première séquence, sans sensualité. Cheveux tirés, tailleur stricte, elle se tient malgré la douleur dans une posture de grande raideur, son visage est fermé. Tout cela nous frappe d’autant plus fortement que s’oppose la féminité débordante d’Anna. Avachie dans le canapé, une robe blanche avec un large décolleté nous offre la vue d’une peau ruisselante, humide de chaleur. Les cheveux sont lâchés, le visage fatigué laisse entrouverte des lèvres pulpeuses. Dans les chambres de l’hôtel, les contrastes restent tout aussi évoquants. Au pyjama d’Esther répond la nudité d’Anna, à présent, c’est Esther qui a les cheveux mêlés et Anna qui a pris soin de les brosser. L’une refuse son aspect charnel, le nie, l’efface, l’autre, au contraire, l’exulte, le fait transpirer jusqu’à ne plus le dominer, ne plus pouvoir supporter de vêtements par-dessus sa peau. (Anna ne cesse de déshabiller, de se changer, de se balader à moitié nue).

Nous sommes face à deux extrêmes qui maltraitent leur chair. Anna n’est pas plus son corps qu’Esther. Elle se sent sale. N’éprouve-t-elle pas le besoin de se laver constamment ? Le corps dans un bain, les aisselles au lavabo, le visage, les dents, rien n’est oublié, tout doit être purifié. Esther clame son dégoût du sperme, « tissus érectiles, tout ça, pour moi, sent mauvais ». Transpirante de fièvre, elle s’essuie les aisselles avec le drap qu’elle porte ensuite à son visage comme pour se faire confirmer sa souillure. Elle clame son dégoût de sa propre naissance « c’était pareil quand j’ai été conçue. ».Anna, également, refuse la création en rejetant l’affection de son fils. Johan la ramène à sa condition de femme procréatrice, lui rappelle que la naissance est un caractère intrinsèque à la relation sexuelle, l’enchaîne à une fatalité à laquelle elle ne peut plus souscrire.

Ce n’est pas la maladie de l’amour : un monde de sexe où la chair est niée mais sa condition même. Ce n’est pas un monde de conjecture, c’est le monde dans sa réalité la plus crue. Une fois que l’amour cesse, il ne reste plus que du vide.Lors de l’explication dans la chambre avec l’inconnu, Anna rappelle à Esther qu’après la mort de leur père, elle a murmuré « A quoi bon vivre ? » Aujourd’hui, Anna peut répondre à sa question « Tu vis pour rien du tout. »Le père est mort, la vie a perdu son sens. Pareillement, lorsque Esther interroge Anna sur son après-midi, elle désire tout savoir dans les moindres détails comme dix ans auparavant quand elle pouvait encore menacer Anna de tout répéter à leur père. Cette dernière commence à inventer un récit sans fondement avant d’avouer son mensonge. Esther lui répond qu’elle peut mentir maintenant que tout cela n’a plus d’importance. Cette décennie a vu le père disparaître, les laissant orphelines, sans repère. Plus rien ne vaut la peine de se battre, seules la haine, le mépris et la souffrance les remplissent, les submergent, les empêchent de vivre.

L’image du père est obsolète (le père de Johan est également absent, laissant Anna à ses aventures fugitives.), elle n’est jamais autant apparue chez Bergman aussi impuissante et débonnaire. « Grosso modo, Anna est le corps et Esther, l’âme », confie Bergman lors d’une conversation, pendant le tournage des Communiants, à Vilgot Sjoman, au printemps 1962, et il ajoute « le film se fera l’écho du tumulte qui se produit entre l’âme et le corps quand Dieu est absent. » C’est l’absence de Dieu qui provoque la rupture entre âme et corps, entre Esther et Anna. Le film montre le silence que voit le petit Johan, lorsque parole et chair se haïssent et se déchirent.

Dès la première séquence, nous pouvons voir avec quelle difficulté Anna a du mal à secourir Esther malade, elles se touchent et se repoussent aussi vite. Anna les enferme ensuite, tout en prenant soin de placer son fils derrière la vitre, le laissant observer de l’extérieur.Dans la deuxième séquence, Anna s’aventurant dans la chambre, étouffant de chaleur et de malaise se penche à la fenêtre. « Il faut chaud, ici, non ? Eh bien, ouvre la fenêtre. »Esther incite sa sœur à faire le mal sous ses yeux, à se salir au contact du monde extérieur, ce à quoi Anna répond d’un regard de reproche et fuit dans la chambre voisine.

La position des deux femmes lors de leur explication violente où surgissent toute leur haine et leur mépris dans la chambre avec l’inconnu les délimite chacune derrière leurs barreaux. L’âme pleure devant la mesquinerie de la chair puis décide de pardonner, de prendre la condescendance de pouvoir comprendre et pardonner. Anna part alors dans un moment d’hystérie : elle rit, crie, pleure, se débat avec l’homme qui semble l’étouffer, fait tomber la lumière pour finir par s’enchaîner aux barreaux du lit. Un plan en forte plongée sur Anna s’agrippant aux fers du lit, pleurant, encerclée par l’homme qui saisit pleinement son corps sans rien comprendre, tout cela éclairé par un halo de lumière donne la vision du sacrifice d’Anna à Dieu. Comme si Anna prenait Dieu à témoin et lui imposait sa décadence et sa seule condition inexorable.

Quelques séquences plus loin, c’est au tour d’Esther de témoigner de sa détresse dans une scène construite sur un parallélisme avec celle de sa sœur. A l’approche de la mort, elle se confesse « avant l’extrême onction. » Elle soliloque sur son sort, elle, avec « euphorie » puis succombe à une série de suffocations, prise également en forte plongée, enchaînée aux barreaux de son lit. Un homme est là aussi en la personne du majordome. Et qui mieux que lui pouvait incarner à merveille la présence du père absent ? Il regarde Esther étouffer et reste là impuissant, dépité, gesticulant, émettant quelques sons. Esther meurt devant un Dieu qui ne peut rien faire, inexistant. C’est même elle qui va jusqu’à se recouvrir le visage du drap quand la torture finit. Le monde du Silence est un lieu de guerre, de lutte car transpire le silence de Dieu. C’est la dernière halte, le passage obligé avant l’autre monde.

Partie 3 : Un esthétisme novateur

Après s‘être attaché aux différents thèmes modernes du Silence, il serait temps de s’atteler à la forme du récit, à cet esthétisme qui s’impose d’emblée comme novateur.

Nous pénétrons dans une intrigue opaque, nous prenons l’histoire telle qu’on nous la donne. Aux questions « D’où viennent-elles ? Où sont-elles parties en vacances ? Pourquoi toutes les deux ? Où vont-elles ? », nous restons dans l’inconnu. Il y a refus de « l’avance » du spectateur sur les personnages. Absence d’explication, on nous force à deviner, à interpréter, à réinventer. Tout comme dans « le nouveau roman », tout cela se fait au profit d’un réalisme supérieur, un hyper réalisme. Il faut représenter le plus fidèlement un objet, un sentiment, sans jamais le trahir, montrer le monde, les êtres de la façon la plus irréfutable.

Cela tombe bien, qui mieux que l’objectif de la caméra peut accréditer spontanément un regard absolu ? Il est le seul à pouvoir nous donner la vision de personne, de l’absent ou encore de Dieu omniprésent. Le regard du cinéaste tend à s’effacer derrière ce que nous dévoilent les images pour atteindre une objectivité absolue. Le silence de Dieu, c’est ici le silence de l’auteur.Cela se traduit par une hyper sensibilité, un instinct suraiguë du détail, comme si tout avait chair, comme si tout possédait des sens qui ne demandaient qu’à s’épanouir.

La bande-son est la responsable de cet anthropomorphisme. Travaillée avec sa justesse et à la fois sa distance onirique, elle donne vie aux objets. Ils ne sont alors plus des symboles, des signes traduisant l’étrangeté, l’angoisse, l’inquiétude mais l’étrangeté, l’angoisse, l’inquiétude même, incarnées. Les exemples sont nombreux.Esther est à son bureau à travailler, Anna entre dans la chambre pour lui demander de s’occuper de son travail et d’arrêter de l’espionner. A cela, elle ajoute « Comment ai-je pu avoir si peur de toi ? ». Esther ne répond pas, se remet à taper sur sa machine à écrire et le bruit, qui en sort, strie, saccade, tend le cadre qui se rétrécit au fur à mesure que la caméra se rapproche sur son visage crispé, torturé.Johan, après avoir écouté à la porte les gémissements de jouissances de sa mère avec l’inconnu débarque dans la chambre de sa tante qui dort en ronflant bruyamment.

L’enfant paraît tout aussi intrigué et il y a de quoi. Ce ne sont plus des ronflements mais des râles, des plaintes de l’âme souffrante. La caméra cadre sur la bouche ouverte et la main qui se serre.Anna et Johan sont sortis pour l’après-midi. Esther est restée seule dans sa chambre, le majordome est assis près d’elle remontant sa montre. Le tic-tac de l’horlogerie se fait entendre avec force. Il débute sur un plan avec lui puis se poursuit avec un plan sur elle couchée.

Le plan dure, le son persiste et fait monter l’angoisse du temps inflexible. C’est la main d’Esther frappant sur le lit qui met fin à l’oppression et qui induit au montage un troisième plan sur la chambre qui prend d’un coup un aspect immensément vide. L’esprit vient aux choses…Nous pouvons encore citer la respiration interne qui se juxtapose sur le visage d’Esther à la fin quand elle finit seule, que toutes les portes se ferment et que la mort approche, tout comme le bruit de bateau lorsqu’il lève l’ancre martelant le film afin de rendre l’angoisse d’un départ imminent, notamment pendant l’étouffement d’Esther ou après la scène de sexe entre Anna et l’homme.

Johan, se détachant de la porte, se retrouve perdu dans le cadre, la caméra est dans une plongée extrêmement prononcée, le bruit résonne fortement et donne sens au désert régnant.L’objectivité absolue est justement renforcée par cette caméra mobile, ses plans sans point de vue apparent que celui d’un Dieu qui hante les lieux. Les fortes plongées déjà relevaient plus haut sont à rajouter avec ces zooms furtifs sur les visages lorsqu’ils s’infligent un supplice (Esther lors de sa masturbation, lors d’affront que lui fait Anna, après les avoir elle-même provoqués) ou sur les étreintes entre Anna et son fils, Esther et Johan.

Le regard doit se préciser, se rapprocher le plus vite possible car c’est important et on ne doit le rater, tels des paparazzis qui voleraient ces moments uniques. Dans le cabaret, par exemple, la caméra filme la porte s’ouvrir, on pénètre à l’intérieur, les gens se retournent à notre approche. Nous sommes en droit de penser que nous sommes dans la vision subjective d’Anna qui entre. Et non, puisque nous tombons sur Anna déjà présente, qui semble, elle aussi surprise de notre venue.

Pour qu’une caméra soit aussi mouvante, il faut habituellement qu’elle se justifie par un point de subjectif. Ici, nous n’avons rien.Il en est de même pour les nombreux gros plans sur les objets. Ils sont cadrés avant qu’ils se manifestent, avant qu’ils prennent un intérêt. La sonnerie dans le local du majordome est déjà à l’image depuis quelques secondes avant qu’elle se mette à sonner, le transistor est scruté avant qu’Esther éteigne la musique de Bach et il en est de même pour la carafe et les verres qui ont une existence avant qu’ils frétillent à l’approche des tanks. La réalité des objets précède le mal à venir, le pressent, l’annonce, le déclenche car ils sont eux-mêmes les porteurs de l’anxiété ambiante.

Cette absence de point de vue, la singularité apportée aux choses et aux sons produisent sur le film un réalisme surabondant qui engendre une dimension onirique certaine. Les séquences ne se succèdent-elles pas selon la logique du rêve et non de la réalité ? Nous sommes dans une esthétique de choc. Les personnages sortent de nul part : le soldat du train, le majordome, l’ouvrier, les nains, l’homme. Ils apparaissent dans l’intrigue de façon évidente, derrière une porte ou un couloir, inhérents au lieu et personne ne s’en étonne. Ils ont la même faculté à entrer et sortir du champ. Le majordome surgit à l’écran sans jamais qu’on puisse s’y attendre.

La notion de temps est obsolète. Dans le train, Johan assiste au lever du soleil en un temps record, on passe de l’aube à la pleine lumière du jour comme si les plans n’étaient pas raccords. Le cinéaste prend plaisir à monter des plans où les photogrammes sont presque semblables mais où le temps s’est écoulé pour donner l’illusion que le temps n’est plus. C’est ainsi qu’il procède dans la séquence où Esther est dans son lit après le départ d’Anna et de Johan pour l’après-midi.

Le montage est fait de telle sorte qu’on a l’impression que nous sommes presque en plan séquence. Les personnages sont restés dans les mêmes positions, la lumière est inchangée, la bande sonore est continue. Nous sommes tout étonnés d’apprendre que cela fait une heure que le couple est parti de l’hôtel.Le film commence d’ailleurs sur un plan de Johan endormi qui, une fois éveillé, se frotte les yeux face caméra. Nous sommes sur un gros plan de son visage intrigué, fasciné sur ce monde qu’il entraperçoit. Est-il encore dans son rêve ou dans la réalité ? Les décors qui se suivent donnent matière à cette interprétation.

Dans le tunnel ne peut-on voir le traumatisme de la naissance et dans les longs corridors de l’hôtel : la vie prénatale ? Si on se place du point de vue de Johan, on peut y lire aisément la peur de grandir à travers la position fœtale lorsqu’il dort près de sa mère, les nains qui, dans l’inconscient, sont des êtres qui ont refusé de grandir, le besoin de faire pipi dans le couloir qui témoigne d’un respect encore non digéré des tabous et l’éveil des sens, l’émergence de la sexualité avec ses remarques sur les pieds de sa mère, les tanks ou encre sa fascination face au tableau.L’Année dernière à Marienbad de Resnais 1961 (où nous trouvons le même recours aux couloirs lancinants) ou Huit et demi de Fellini 1963 pratiquent également cette démarche moderne du rêve qui permet de se libérer des contractions et de décoller du réel.

Maintenant, la question que nous sommes en droit de nous poser est « Qui rêve dans Le Silence ? » Dans le film de Resnais, ce sont les protagonistes eux-mêmes, dans Huit et demi, c’est Fellini et dans Le Silence, il me semble que c’est Johan et à travers lui, Bergman. C’est parce que c’est Bergman qui met en scène ses propres angoisses et fantasmes que le film acquière une véritable dimension poétique.

Conclusion

La grandeur d’un artiste se mesure aussi à la qualité de ses inquiétudes comme à son sens du risque. Ainsi, Bergman transforme l’image de la femme comme idéal humain de son cinéma passé à l’image de la femme comme témoin de la misère charnelle avec Le Silence. De l’éblouissement, la compréhension, l’élan sans réserve succèdent la répugnance totale. Bergman considérait les trois films de la trilogie comme des combats. Il dira dans une conversation avec Olivier Assayas et Stig Bjorkman en 1990 pour les Cahiers du cinéma : « C’est difficile de retirer tout le maquillage quand vous êtes une vieille pute. Mais c’était nécessaire, c’était très sain et il fallait que je le fasse ». Il fait peau neuve, il acquière une liberté chèrement conquise d’avoir défini un territoire de cinéma entièrement sien, qui ne doit rien au passé, rien aux figures usées de la cinéphilie.

Il purifie son cinéma en renonçant radicalement non pas seulement aux maniérismes mais à toute une panoplie d’automatisme, un savoir-faire qui était pour lui une seconde nature. Au même titre que les personnages de son film, Bergman passe par le silence de la non-connaissance pour avancer. Il est tout comme eux dans un monde de passage, de transition où ses repères artistiques sont volontairement abandonnés, niés. Face à un monde vide de sens, il tente de réinventer une motivation à son art, une nouvelle façon de l’écrire.C’est pourquoi, il revient à un cinéma des origines, à un cinéma épuré, muet, un cinéma noir et blanc où les visages retrouvent leur éclat sous l’ombre et la lumière. Il régresse, comme il le dira lui-même, à l’essence du cinéma tout en lui rendant le plus beau des hommages.Le Silence se termine sur une image d’espoir lorsqu’Anna lave son visage à la pluie et au vent.

Ce n’est pas un silence de mort mais une pause, un ultime sursaut, une respiration avant de repartir ailleurs. Il en est de même pour Bergman. La trilogie et, en particulier, ce film étaient une voie obligatoire pour un renouveau cinématographique qui s’épanouira pleinement par la suite avec des films tels que Persona ou La Honte.


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