Le Million (1931)

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Sorti en 1931, Le Million est le deuxième film parlant de René Clair juste après Sous les toits de Paris (1930). Celui qui fut un farouche opposant au sonore, craignant l’écueil du théâtre filmé et l’appauvrissement du langage cinématographique, réussit plutôt bien son virage vers le parlant. Et du son, il y en a dans Le Million ! Héritier de l’opéra comique alliant chant et dialogues, le film affiche une bande son dense et joyeuse. Il est aussi pour Clair un terrain de jeu musical, les glissements de notes du off au in et inversement donnant à l’œuvre toute sa fantaisie et sa dimension comique. Sur fond de chasse au billet de loterie gagnant égaré, René Clair offre un film au scénario peu original mais emporte par un rythme effréné, entre personnages hauts en couleur, courses-poursuites, quiproquos et enchaînements triple lutz piqué de figures burlesques.

 



Accroche tes mains à ma taille

Par un semblable plan-séquence sur les toits reconstitués de Paris, René Clair assure le tuilage entre Le Million et Sous les toits de Paris. Sans être réellement un témoin de son temps (même si l’intertitre du générique du Million contextualise le film : « L’action se passe à Paris en 1930 »), René Clair fut surtout célébré dans les années 30 pour son cinéma enjoué et populaire. Les aventures humaines et sentimentales y sont simples, naïves et tentent de réveiller la fleur bleue qui sommeille en chacun de nous, comme chez Chaplin, dans un optimisme parfois un peu niais mais assumé. Chez René Clair à cette époque-là, on finit bras dessus bras dessous. Le Million ne déroge pas à la règle. Le film commence et se clôt par une farandole géante, un happy end digne de ce nom où tous les protagonistes qui se couraient après depuis une heure se réconcilient en un tour de main. Pour introduire ses joyeux drilles, la caméra de Clair, après avoir brassé les toits de Paris donc, suit deux introducteurs que les chants entonnés en chœur empêchent de dormir et qui voudraient bien savoir pourquoi des gens en smokings, en uniformes, en tabliers ou en caleçons dansent et chantent à tue-tête au milieu de la nuit. Parce que Michel est millionnaire pardi ! Michel (René Lefebvre), c’est l’artiste, le bohème qui vit dans un petit atelier avec son ami Prosper (Jean-Louis Allibert) et qui est fiancé à Béatrice (Annabella, qui fut pendant presque dix ans la femme de Tyrone Power), sa voisine de pallier, tout en bécotant à l’occasion une Américaine dont il faisait plus ou moins le portrait. Sans le sou – et oui, c’est un artiste, « un assassin » comme dirait la concierge, c’est pareil -, il accumule les dettes et ses créanciers, du boucher à la crémière, lui mettraient bien le grappin dessus pour qu’il règle enfin la note. Ça tombe bien, il vient de gagner à la loterie. Mais le ticket gagnant est dans une veste que Béatrice a donnée à un certain Père La Tulipe qui s’était planqué chez elle afin d’échapper à la police. Obscur personnage à double facette, antiquaire-frippier-gangster, il vend cette même veste au soprano Sopranelli qui doit partir pour les États-Unis après son ultime représentation à l’Opéra lyrique. Vont évidemment s’ensuivre une série d’obstacles qui empêcheront Béatrice et Michel de récupérer le ticket, entre les gangsters, les gendarmes et les faux frères. Le scénario est cousu de fils blancs, les décors peints des intérieurs sont grossiers, les retournements un peu téléphonés, mais ce qui importe ici, c’est le mouvement, le rythme que Clair donne aux séquences et à l’énergie globale du film. Le montage est rapide, déterminant dans les situations comiques comme lors du cache-cache dans les couloirs du théâtre où chante Sopranelli et où convergent tous les protagonistes qui tentent de récupérer le billet gagnant. Les portes claquent et les coups bas des uns et des autres s’enchaînent, non sans rappeler quelques scènes des Marx Brothers.

 

In & off

Surtout, Le Million est un film remarquable du point de vue sonore. La musique y est omniprésente et son thème mémorable. Après tout, c’est par la chanson que le réalisateur français fut introduit dans le milieu du cinéma, grâce à Damia, chanteuse française adulée dans les années 20-30 pour qui il écrivit quelques chansons, mais aussi actrice chez Gance dans Napoléon (1927) ou encore chez Duvivier dans La Tête d’un homme (1933). Avec Le Million, René Clair s’adonne à des jeux de glissements et de ruptures entre le son et l’image, Le Million alterne des dialogues classiques et des scènes purement musicales où les gestes et les gags slapstick prédominent (comme la double poursuite où l’on confond poursuiveurs et poursuivants, entre Michel qui a les créanciers à ses trousses et le Père La Tulipe qui tente lui de semer la police), souvent appuyés par un bruitage musical (la gifle de Michel à l’épicier est accompagnée d’une note de violon aiguë ou les pistolés braqués sur Sopranelli par le Père La Tulipe d’un fuiiiit) ; puis des récitatifs et des dialogues chantés ; ou plus subtilement des incursions des sons diégétiques dans la partition du film. Dès la séquence d’ouverture sur les toits de Paris, les notes jouées par les cloches de l’église trouvent leur prolongement quasi immédiat dans le chant des fêtards. Plus loin dans le film, les coups de klaxons du taxi seront repris par les trompettes de la bande son. Le film est un pur régal de ce point de vue, passant constamment d’un registre à l’autre, d’un espace sonore à un autre (À nous la liberté, réalisé la même année, poursuivra avec brio ce travail sur le son (1)).

 

De ce jeu entre image et son, la scène de réconciliation entre Michel et Béatrice sur la scène du théâtre serait exemplaire, par un effet comique qui porte en quelque sorte le sceau René Clair et qu’il utilisera dans bien d’autres films : tandis que Sopranelli et sa généreuse partenaire chantent hors-champ, la caméra se concentre sur les tourtereaux dissimulés derrière un pan du décor. Les paroles qui se font alors entendre sont au diapason des sentiments des deux amoureux. Le décalage et la correspondance entre le son/texte off et le in visuel est une des caractéristiques du cinéma de René Clair et sert un dessein évidemment comique. Dans Fantôme à vendre (1935), tandis que s’enchaînent en off les discussions politiques sur la polémique que suscite la  reconstruction sur le sol américain d’un château écossais, René Clair orchestre à l’image un ping-pong entre les États-Unis et le Royaume-Uni, faisant simplement glisser les images d’un diaporama entre la Maison-Blanche, l’Atlantique et le Palais de Westminster de manière synchrone au texte. Effet comique garanti. Plus tard, dans Porte des Lilas (réalisé en 1957 dans une veine plus proche du réalisme poétique, avec le magistral Pierre Brasseur et Georges Brassens), il offre un des plus beaux exemples de ce décalage/correspondance entre son et image : en off, le patron du bistrot lit la description d’un braquage parue dans le journal, tandis que la caméra filme depuis ce même bistrot des gamins qui jouent dans la rue, et dont les gestes et les actions illustrent exactement les faits criminels décrits. Un pur moment de génie par un simple décentrement de l’action qui, en lien avec le son, génère la parodie et produit l’effet comique.

Le Million fut classé dixième meilleur film de tous les temps par la revue du British Film Institute Sight and Sound en 1952, aux côtés de La Règle du jeu (1939) de Renoir. Avec les années, il perdit de ses galons mais en dépit de quelques facilités scénaristiques, il parvient à enchanter encore par une jovialité et une vitalité tout communicatives.
 
 

(1) On l’ignore souvent mais À nous la liberté inspira Chaplin pour Les Temps modernes (1936) dans sa représentation du travail à la chaîne (et la rupture de celle-ci par un ouvrier maladroit et tête en l’air, ici joué par Henri Marchand). Chaplin fut d’ailleurs accusé de plagiat par la société de distribution du film, mais René Clair fut plutôt flatté de l’hommage et n’en fit rien.

Titre original : Le Million

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Durée : 81 mn


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