Voilà donc un film que d´aucuns voudront vous forcer à aller voir pour cause de prix d´interprétation à Venise, comme cela se fait dans les milieux culturels de chez nous.
Aller voir L’Autre sur ces seules prémisses serait l’erreur à ne pas commettre, en ce sens que le dernier Bernard/Trividic est un métrage paradoxal, qui confirme les qualités de formalistes et de créateurs d’ambiances des deux cinéastes, mais conforte aussi les postures un rien artificielles qu’ils croient devoir entretenir, comme certaines coquettes leur accent. Dont la direction d’acteurs justement.
Guettez bien les divers papiers que vous trouverez sur L’Autre – il y a fort à parier qu’on n’y trouvera peu ou prou que des dithyrambes sur le rôle de Dominique Blanc, des considérations sur le mode de vie autofictionnel des cinéastes, sans compter les considérations auteuristes d’usage (avec mots tarte à la crème tels que : interstices, filigrane, portrait en creux, etc..). De telles saillies sont bien entendu assez stériles, et il convient de se pencher sur le film en lui-même, bien plus riche en enseignements qu’il n’y paraît.
Anne-Marie a couvert son miroir de papier journal et se regarde dans une petite ouverture qu’elle y a pratiquée. Elle insulte son reflet, puis utilise un marteau sur ledit avant de le retourner contre elle. À l’hôpital elle se remémore sa rupture – facile – d’avec un beau jeune homme, qui s’est vite trouvé une nouvelle amie, et son obsession à propos de cette "autre" qui l’a remplacée. Lors de pérégrinations diverses (affectives, théoriques, sexuelles) dans la grande banlieue et dans sa propre psyché, elle s’est trouvée en proie à une paranoïa grandissante, confinant bientôt au trouble schizophrénique, se trouvant même confrontée à l’image de son double, pour se trouver dans un climat constant d’inquiétante étrangeté. Et puis plus rien : elle guérit les excroissances les plus violentes de son trouble, reprend sa vie, nous cause un peu en off, et générique.
On voit bien ici que Bernard et Trividic creusent leur sillon thématique et travaillent les mêmes matières que précédemment : doppelganger, trouble psychotique, isolement, fantastique en demi-teintes, obsession plus ou moins malsaine, sentiment amoureux, Peter Bonke en trickster. Premier paradoxe du film : s’il se déroule dans un cadre plus ouvert que Dancing (ici la banlieue des centres commerciaux anonymes, des espaces urbains interstitiels et des transports en commun, quand le film précédent prenait place dans un décor quasi unique, malgré quelques excursions), L’Autre est bien plus localiste, centré sur le particulier, en un mot il possède moins d’ampleur narrative et thématique. Exemple : les premiers plans de Dancing nous montrent la côte Atlantique, tendue vers des horizons extrêmement larges. L’Autre s’ouvre sur des plans (très beaux d’ailleurs) d’autoroutes dans un mouvement de convergence (vers des péages, puis Paris et sa région). De même, le lieu qui s’ouvre sur la tentation fantastique est ouvert dans le premier en termes diététiques (le sous-sol, la multiplication finale du galeriste), et fermé dans le cas présent (puisque évoqué en flash-back, et localisé explicitement dans la tête de la protagoniste via l’intervention du marteau), à l’exception notable DU plan le plus troublant du film, celui du recouvrement du miroir vu de l’intérieur de celui-ci, et qui ramène (volontairement, sans doute) au Prince of Darkness de John Carpenter. Resserrement narratif ou appauvrissement thématique, le débat est ouvert.
Second paradoxe, l’approche de la sexualité au sens large : bien qu’abordée avec une plus grande pudeur graphique que précédemment (en même temps, difficile de faire plus graphique que les empoignades érectiles un peu vaines de leurs précédents efforts), la sexualité est très "cinéma français" dans son traitement, c’est-à-dire qu’on y met beaucoup d’emphase tout en la traitant avec un manque de ludisme confondant. Dieu que ces gens sont peu primesautiers ! Qu’il vous soit dit, cinéastes français cherchant à choquer le bourgeois d’une main en lui flattant le poireau de l’autre, il ne suffit pas de dire "queue" à voix haute pour en provoquer les tressaillements… Ici l’on baise comme dans un film d’auteur : avant on a peur, pendant on s’emmerde un peu, et après on regrette. Par exemple, le rapprochement physique avec Lars apparaît comme anecdotique, anachronique dans leur relation, à vrai dire pas la partie la plus intéressante de leur amitié pour les deux personnages. Mais encore une fois, occasionnellement, les cinéastes surprennent agréablement par une retenue bienvenue : on se doute bien qu’il arrive quelque chose de physique entre l’héroïne et sa collègue venue passer la soirée, mais aucun plan revendicatif et incongru ne vient étayer cela, et c’est tout à fait bienvenu, car sitôt qu’elles se fussent embrassées devant la caméra, le trouble eut disparu, on eut été en terrain connu.
C’est ce qui agace un peu à la vision du métrage. On sent que s’ils s’écoutaient vraiment, Bernard et Trividic feraient leur film comme ils l’entendent et sans se soucier du qu’en dira-t-on des voisins, du microcosme cultureux ou des communautés diverses. Mais non, il faut sacrifier à toutes sortes de conventions, parce que c’est comme ça qu’il faut faire. L’exemple le plus représentatif est l’incroyable préciosité de la diction réclamée à Dominique Blanc sur la quasi-totalité du métrage (et le fait de la teindre en blonde aussi, mais on donne plus facilement les prix d’interprétation féminine aux actrices grimées d’une manière ou d’une autre pour un rôle, de Cotillard à Theron en passant par Kidman…). Pas tout à fait théâtrale, certainement pas naturelle, cette diction ampoulée dénote le plus souvent une affectation bressonnienne, et sonne, le plus souvent, comme du Rohmer, c’est-à-dire mal. Bref c’est joué comme un texte lu sur prompteur. Or, Blanc sait jouer avec naturel et la quasi-intégralité du cast autour d’elle joue tout à fait juste également. Et même quand il y a un peu de théâtralité, elle passe très bien (Peter Bonke justement). Pourquoi diable alors, le personnage principal doit-il causer comme une voix off d’Agnès Varda ? Mystère ! Un mystère aisément démontable cependant, si l’on veut bien se souvenir du jeu fort similaire de Trividic dans Dancing, et dans une moindre mesure des voix off du docu Le cas Lovecraft. Tentative de distanciation brechtienne ? Citation de Bresson ? On a tout de même du mal à croire que c’est réellement par goût qu’un cinéaste va saboter une partie de sa dramaturgie en faisant déclamer aussi grossièrement ses dialogues ! C’est plus vraisemblablement une affectation de cinématographe A.O.C. Qualité Exception Culturelle. Le spectateur qui se fout un peu de ce genre de considérations, qui n’a pas envie de faire le pion de collège et de distribuer des points de bonne conduite, lui, s’embête un peu devant tant de pose.
Pose dont ils n’ont pas besoin, répétons-le. Ici même, ils font preuve de grandes qualités formelles, composent des tableaux vraiment très beaux : toutes les plages atonales en train et dans les rues, certaines rêveries autour de la nouvelle amante/arlésienne, et surtout les séquences de nuit en lumières artificielles (les toits de Rosny 2, les parkings de Val d’Europe). Ce sont pour le moment quasiment les seuls à savoir se dépatouiller de la vidéo pour faire de vraies belles images avec. Créateurs d’ambiances troubles, ambiguës et à la lisière entre étrange et fantastique, Bernard et Trividic font merveille dès qu’on se laisse porter dans une narration qui procède plutôt par analogies de formes que par rigueur scénaristique. Le film reste à voir, assurément. Moins à écouter, pour ne pas se gâter le plaisir, mais mis à part les échanges avec Lars, les dialogues ne sont pas absolument nécessaires au voyage. Toutefois, à ne pas échanger trop promptement contre son baril de Dancing, plus digeste, plus étrange, et plus équilibré car il n’a pas, lui, autant le cul entre deux chaises, à faire du fantastique honteusement, en le niant constamment dans un traitement voué en partie à flatter les plus frileuses commissions de notre beau pays.
Il est certes difficile de faire un film avec du fond quand on adapte du Ernaux. Autofiction et imaginaire ne font pas bon ménage. Allez-y pour les cinéastes et ce qu’ils savent faire, pas pour les multiples "bonnes raisons" compatibles avec la charte du bon spectateur intelligent. Car un vrai film se cache derrière.