Une nuit orageuse plongée dans les ténèbres
Surpris par un orage torrentiel provoquant des glissements de terrain et plongés avec effroi dans les ténèbres, deux groupes de voyageurs se déroutent dans l’arrière-pays gallois et échouent, désemparés, crottés et trempés jusqu’aux os, dans une demeure inhospitalière et hantée qu’occupe une famille d’excentriques aux figures de déterrés. S’ensuivent de multiples intrigues mêlant cette coterie éclectique de visiteurs forcés aux étranges pensionnaires du domaine corsetés dans leurs préjugés, ou murés dans la démence ou la sénescence pour certains d’entre eux.
Le postulat du film exploite les ressorts dramatiques et le potentiel climatique et cinématique d’un sous-genre populaire du cinéma d’épouvante : celui des maisons hantées en vogue dans la Grande Bretagne des années 1920 et 1930 ; aussi bien à travers la littérature qu’au cinéma.
La plupart des films d’horreur de cette période disposent des protagonistes comme d’accessoires ou de simples ingrédients, prétextes à glacer les sangs d’un public conquis d’avance, pour « meubler » l’histoire d’horrifiques invraisemblances.
James Whale recrée, quant à lui, l’atmosphère sinistrement grinçante d’un genre gothique qui en est à ses balbutiements et auquel il vient de donner son fleuron le plus emblématique : Frankenstein (1931) d’après l’œuvre prométhéenne de Mary Shelley. Et seules les divagations des pensionnaires de l’antique demeure viennent perturber la solennité de caveau familial qui y règne.
Sous le vernis du frisson d’horreur…
L’ombre de la première guerre mondiale et la dépression consécutive planent sur le film tandis que le spectre de la seconde guerre mondiale se profile à l’horizon. Entre espoir et désillusion, entre le vieux monde et l’âge industriel, le tableau décrépit est librement inspiré d’une nouvelle sensationnelle du romancier anglais J.B. Priestley.
Sous le vernis du frisson d’épouvante, The Old Dark House retient les tensions et trahit les angoissantes répercussions de l’après-guerre, la terreur existentielle et les sourdes appréhensions de ses personnages.
Le précurseur incontesté de cette veine parodique à l’intrigue mystérieuse est La volonté d’un mort (1927) du réalisateur britannique Paul Leni, un pastiche d’horreur empreint des artefacts de l’expressionnisme allemand.
Toutes faites sur le même canevas dramatique, ces histoires de vieilles maisons hantées découlant des œuvres de Mary Shelley, Bram Stoker et Edgar Allan Poe pour faire bonne mesure empruntent à des archétypes éprouvés.
Une œuvre « démystificatrice » qui déconstruit les clichés du genre
Un arrivage hétéroclite d’étrangers sont réunis à l’occasion de la lecture d’un testament ou pour se mettre à l’abri des ravages dévastateurs d’un orage autant persistant que retentissant dans ses avatars.
Dans cette œuvre démystificatrice, James Whale déconstruit un à un les stéréotypes du film d’épouvante. A l’image de la scène insensée du rosbif que les commensaux dévorent à belles dents dans une componction générale et après avoir expédié le bénédicité, le cinéaste « embroche » les vicissitudes de ses personnages dans un mélange de genres réjouissant qui tient à la fois de la comédie de salon ou de la romance amoureuse improbable annexées au film d’épouvante.
Il étrille le film d’horreur conventionnel, le déleste de ses oripeaux d’usage pour s’intéresser à une galerie de portraits savoureux et truculents.
James Whale confie à Ernest Thesinger, le docteur Prétorius de Frankenstein, le rôle de Horace Femm, le maître de céans à l’homosexualité onctueuse et aux manières pleutres. Sa sœur Rebecca (Eva Moore) occupe une place outrancière dans ce tableau de famille « Adams » grinçant comme les portes qui se referment lourdement sur leurs gonds derrière d’inavouables secrets.
Whale la portraiture en bigote acariâtre et revêche qui se récrie sans arrêt : « pas de lits, pas de lits ! » à l’adresse de ses visiteurs d’infortune transis et contrits pour le moins. Le patriarche centenaire Sir Roderick Femm (Elspeth Dudgeon), femme à barbe à la tête parcheminée et à la voix androgyne de fausset et Saul, l’oncle pyromane incendiaire aux ruses de dément viennent compléter ce quarteron d’illuminés qui procurent plus d’un grincement de dents.
Le réalisateur britannique s’implique totalement dans la réalisation de ce film d’atmosphère ; décidant des répliques, des déambulations et de la gestuelle des acteurs poussée jusqu’au maniérisme et à l’affectation, de leur maquillage et de leur costume. Comme cette robe de lamé moulante que porte Gloria Stuart à qui James Cameron octroiera un rôle 65 ans après dans Titanic (1997) et qui enflamme les ardeurs de Boris Karloff tout au long du film par sa sensualité affichée.
James Whale excelle dans l’agencement énigmatique des décors qui, tout comme le cadre sinistre du manoir hanté, suscitent les effets spéciaux d’ombres portées sur les murs ou de distorsion des miroirs déformants.
Horriblement scarifié, Boris Karloff joue de sa versatilité époustouflante
Dans un tour ironique, Boris Karloff s’auto-parodie dans un rôle taillé sur mesure de majordome muet (Morgan), sorte de cerbère à la fois lubrique et alcoolique. Il retrouve son déhanchement de monstre mécanique, ce physique déjeté de mastodonte mi-primate mi-loup-garou et un faciès impavide, horriblement scarifié mais pour en jouer dans une versatilité étourdissante ponctuée de grognements aussi indistincts que le parler gallois qui émaille le film.
L’on assiste de bout en bout à une comédie de salon, une parodie sardonique des manières britanniques où tout un chacun en prend pour son grade car chacun à quelque chose à cacher à l’autre dans un jeu de miroir déformant qui se plaît à distordre la réalité.
Ainsi de la scène où les mantras véhémentement puritains martelés par Rebecca lui confèrent un visage dénaturé de sorcière ricanante. Ou cet éclat de vision cauchemardesque qui laisse entrevoir le visage décomposé de frayeur de Margaret Walverton (Gloria Stuart) démultiplié dans le même miroir. Sous nos yeux semble s’accomplir le sortilège de l’horrible mégère qui désigne le corps dévoilé de Gloria Stuart comme de la matière vivante vouée à la putréfaction.
Le fracas persistant de l’orage préfigure le bruit et la fureur de la guerre
Whale réunit une brochette d’acteurs qui feront parler d’eux et incarnent toutes les classes sociales de la Grande-Bretagne de l’entre deux guerres. Le fracas persistant de l’orage qui parcourt le film préfigure la clameur et la fureur de la guerre ; tant la grande guerre que la prochaine.
Dans son insularité claustrophobique, la perfide Albion est un pays fracturé, isolé qui endure la dépression et le désillusionnement.
La vieille génération empesée de préjugés affronte les plus jeunes générations qui appréhendent la modernité naissante dans un capitalisme industriel qu’elles ne maîtrisent pas. Charles Laughton fait ici ses premières armes hollywoodiennes dans le rôle d’un capitaine d’industrie, Sir William Porterhouse, aux rebuffades épiques tempérées par un monologue émouvant de simplicité carrée sur sa conversion aigre-douce au capitalisme comme exutoire à une situation maritale tragique.
Plaqué dans le plus pur style hollywoodien, le « happy ending » tombe quelque peu à plat : la paix des ménages fait infailliblement chorus aux querelles de personnes comme la guerre conduit inéluctablement à la paix et comme le jour vient en prolongation de la nuit.
Sur les brisées de Frankenstein (1931) et avant L’Homme invisible (1933) et La Fiancée de Frankenstein (1935), le film reçut un accueil mitigé des adeptes américains de films d’horreur pour la manifeste subversion de ses codes tandis qu’il rencontra un public enthousiaste en Angleterre puisque l’ œuvre s’inscrivait dans un genre parodique consacré.
Longtemps méconnu, The Old Dark House a bien failli tomber dans les oubliettes des annales du film d’horreur si Curtis Harrington n’en avait exhumé la copie originale des studios Universal en 1968 pour la réhabiliter et la porter au regard du public d’aficionados en 2017.
La photographie de Arthur Edeson (Casablanca, Le Faucon maltais) exerce toujours cette même attraction magnétique qui confère une patine éternelle à des œuvres qu’on ne se lasse pas de redécouvrir.
Distributeur : Carlotta