Jia Zhang-Ke : The World like a City

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A l’occasion de la sortie de 24 City, son surprenant (et magnifique) nouveau film, retour sur une oeuvre à la cohérence thématique et esthétique sans appel.

Déroutant, le choix de Jia Zhang-ke de confondre, dans son dernier long-métrage, le documentaire et la fiction, n’en est pas moins le cohérent aboutissement d’une ambition très tôt devinée : celle d’être, en un même élan, le simple témoin, comme le metteur en scène d’une histoire chinoise en permanente réécriture. Pour s’en convaincre, parcourons-donc sa déjà très riche filmographie…

Xiao wu, artisan pickpocket (1997)

     

Dès ce premier film, intégralement tourné dans sa ville natale de Fen-Yang (province de Shaanxi), le cinéaste (alors âgé de 27 ans) s’impose comme l’une des valeurs sûres du cinéma contemporain, en matière de réalisme. Suivant en un subtile alliage de distance (nécessaire au suivi clair d’un parcours singulier) et d’empathie (le film fait corps avec le moindre affect du personnage) les pérégrinations d’un jeune marginal, inapte à s’intégrer à la nouvelle configuration socio-économique de son pays, Jia Zhang-ke se démarque d’emblée de l’esthétique dominante du film chinois standard. Intégralement tourné en extérieur, libéré de l’esthétique pompière des œuvres de studio des aînés (la fameuse « cinquième génération » du cinéma chinois, réunissant, pour ne citer que les plus connus ici, Chen Kaige et Zhang Yimou…), ce film sut tirer de la confusion entre prises de vues documentaires et tracé d’un récit minimaliste de pure fiction l’une des nombreuses raisons du prestige international (à travers les festivals) de son jeune auteur. La « clandestinité » du tournage (aucune aide financière du gouvernement ; risque permanent d’interruption et de censure) participe très manifestement ici des choix esthétiques, tout ou presque se donnant comme « pris sur le vif », arraché in extrémis au mouvement obtus d’une froide réalité.

                                                                                                                                                                                                                                                              Sidy Sakho


Platform
(2000)

     


Deuxième long-métrage et déjà affirmation radicale d’une ambition de cinéaste excédant le seul regard sur le contemporain, au profit d’un débordement de cadre inattendu. Prenant appui sur les projets de développement d’une troupe de théâtre itinérante de Fen-Yang (toujours), au sortir de l’ère Mao (fin seventies, début eighties), Jia Zhang-ke suit sur une dizaine d’années le lent voyage de ces post-adolescents à travers les provinces d’un pays en pleine mutation. La mise en scène s’y révèle plus « plane », plus fixe en apparence que dans Xiao Wu. Surtout, les répercussions du rouleau compresseur social sur la trajectoire de cette poignée de jeunes issus du prolétariat s’y font moins lisibles, moins immédiatement saisissables. Si l’on retrouve avec plaisir l’unique Wang Hong Wei, qui prêtait déjà son allure nonchalante à l’anti-héros du précédent film, ce dernier ne jouit ici d’aucune primeur figurative sur ses partenaires. Platform est, au sens le plus littéral, un véritable « film de groupe », où le devenir commun d’une génération ancre l’image en un saisissant voisinage des grande et petite histoires. Tenues vestimentaires et reprises pop évoluent presque insensiblement, au long de 2h30 de pure hypnose, où réalisme et formalisme semblent comme rarement se confondre pour le meilleur. Jia Zhang-ke apparaît ainsi très vite, par cette belle agilité stylistique, comme le compagnon de route idéal de ce début de siècle.

                                                                                                                                                                                                                                                                          S.Sa

Plaisirs Inconnus (Unknown pleasures – 2002)

Retour au contemporain, avec ce troisième film marquant peut-être le véritable tournant esthétique du cinéma de Jia Zhang-ke. Délaissant pudiquement la vedette de ses deux précédents opus (Wang Hong Wei reprend ici le rôle de Xiao Wu, quelques années plus tard, devenu une sorte de « caïd » local, mais demeurant cette fois à la périphérie du mouvement principal du récit), le cinéaste retrouve cependant Zhao Tao, héroïne de Platform, qui deviendra par la suite rien moins que son actrice fétiche. Toujours soucieux des errances de la jeunesse chinoise, ses difficultés de projection dans l’avenir, face à la totale absence de perspective offerte par le développement du capitalisme, JZK déroute tout d’abord par son emploi de la vidéo numérique, conférant à sa mise en scène une fébrilité nouvelle. Son attrait, jusqu’ici plutôt diffus, pour la pop music (« Unknown pleasures » est également l’intitulé d’un album du groupe Joy Division), imprègne cette fois plus ouvertement le corps de l’image (les personnages ont des allures d’icônes adolescentes pour posters), comme la trame globale du récit (« mourir avant trente ans » serait l’accomplissement de toute une vie). Pour certains, Plaisirs Inconnus marquait comme une limite de ce cinéma, la geste esthétique s’y faisant plus transparente, l’attrait pour la pose sonnant par moments comme paresse d’un système où le formalisme prendrait progressivement l’ascendant sur un réalisme, un ancrage politique pourtant de tous les plans.

S.Sa


                                                                                                                                                                                                                                                                        

The World (2005)

Premier film de Jia Zhang-ke tourné avec l’accord des autorités et diffusé officiellement en Chine, The World conserve heureusement la liberté thématique et la radicalité formelle des précédents films du réalisateur. S’il tourne pour la première fois à Pékin, le cinéaste n’en montre presque rien, enfermant ses personnages, provinciaux fraîchement débarqués dans la grande ville, dans un parc d’attraction géant figurant les plus célèbres monuments du monde entier. La précision de la mise en scène, insistant sur la durée des plans et la circularité des déplacements, crée un réalisme comme en décalage avec la réalité. Parabole sur les rapports humains de plus en plus froids et distants dans la Chine d’aujourd’hui, The World laisse une impression simultanée de mouvement perpétuel et d’immobilisme absolu. L’effet est accentué par les éclairages du directeur de la photo Yu Lik-Wai, fidèle à Jia Zhang-ke depuis Xiao Wu, avec une image en numérique HD et scope soulignant la facticité de l’univers décrit, tout en donnant au film des allures d’épopée intimiste. La musique électro-pop aérienne de Lium Gion (habituel compositeur de Hou Hsiao Hsien, pour lequel il a notamment composé la BO de Millenium Mambo, et dont on retrouve avec plaisir certains accords dans 24 City), ou même des scènes en animation, quand les personnages utilisent leurs portables, insistent encore sur ce paradoxe. Ces sorties hors du réel témoignent avec plus de force encore de ce qu’est la réalité dans la nouvelle Chine mondialisée, et annoncent le mélange entre fiction et documentaire, goût pour le mélodrame et enregistrement froid du réel, poésie et témoignages d’un vécu, qui sera au cœur des films suivants du cinéaste.

Victor Lopez

                                                                                                                                                                                                                                                          

Still Life (2006)

Comme pour The World, c’est avant tout une interrogation sur ce que deviennent les gens dans un univers en mutation qui motive Still Life. Si l’édification du barrage des Trois Gorges a été surmédiatisée en Chine (et a même fait l’objet d’un documentaire de Li Yifan et Yan Yi, Yan moMise à Eau en 2005), les répercutions de cette construction sur les populations les plus démunies ont été soigneusement oubliées par les médias, une fois le travail terminé. Jia Zhang-ke invente alors deux histoires parallèles se focalisant sur un homme (Han Sanming, mineur et cousin du réalisateur, déjà aperçu dans Platform) et une femme (l’inévitable Zhao Tao), cherchant leurs familles perdues de vue depuis des années, dans ce qu’il reste de la ville de Fengshu, en grande partie noyée par la modernisation de la région. Le film adopte un caractère presque spectral, et insère même des éléments de science-fiction dans sa réalisation hyperréaliste, pour insister sur l’étrangeté de ce monde en désolation. Le dispositif, mélangeant des histoires inventées à un cadre réel, acteurs professionnel et amateurs aux vrais habitants et ouvriers de la région, permet une réinvention du réel reflétant pour le mieux la destruction des hommes. Loin de tout élitisme dans son résultat (Jia Zhang-ke insiste encore une fois sur son attachement à la culture populaire, de la pop au cinéma de John Woo), le film arrive à présenter les gens les plus démunis avec la plus grande simplicité et une absence totale de jugement – contrebalancée par la force du point de vue artistique. A partir de Still Life, lion d’or à Venise en 2006, le réalisateur semble de plus en plus attaché à filmer les bouleversements qui secouent la société chinoise, et accélère son rythme de tournage. Afin de suivre l’urgence des témoignages d’un monde qui disparaît peu à peu, il sort dorénavant un, voire deux films par an, toujours avec la même maîtrise de l’outil cinématographique.

                                                                                                                                                                                                                                                                            V.L.
Dong (2006)

A l’origine de Still Life, il y a le désir de Jia Zhang-ke de tourner un documentaire aux Trois Gorges. Ce film, c’est Dong, portrait de la région à travers le regard du peintre et ami du réalisateur, Liu Xiaodong. Une semaine après le début des prises de vues, le cinéaste décide de coupler cette approche avec un film de fiction, qui deviendra donc Still Life. Tournés simultanément, avec la même caméra digitale, ces deux « films-miroirs » partagent même des plans – quand les ouvriers détruisant les immeubles se retrouvent dans la fiction (à moins que ce ne soit l’inverse) – et acteurs, puisque l’un des modèles du peintre est Han Sanming, principal protagoniste de la fiction. Mais si le film s’attache encore à montrer le quotidien des gens que dessine le peintre, c’est avant tout un portrait d’artiste que dresse ici Jia Zhang-ke et il y a fort à parier que le cinéaste se reconnaît dans son modèle. Les affinités artistiques entre le peintre, qui aime à s’appuyer sur une forte réalité pour traduire poétiquement ses mutations et torsions à travers, notamment, l’art du portrait, et le cinéaste sont plus qu’évidentes. Quand on connaît l’intérêt que porte Jia Zhang-ke à la peinture (de ses études à l’école des beaux arts de Tayuan au titre de son précédent film, « Nature morte » en français), on peut sans danger poser l’hypothèse d’un autoportrait indirect. A mi-parcours, le film quitte les Trois Gorges pour suivre l’artiste à Bangkok, ou il va peindre de jeunes thaïlandaises. Tourné six mois plus tard, ce changement de cadre poursuit l’interrogation sur la création artistique et conclut que si l’art ne peut changer le réel, il exprime quelque chose de la dignité que possède tout être humain. Et quelle meilleure définition du travail de Jia Zhang-ke que la recherche de cette dignité dans la description d’une réalité donnée ?

                                                                                                                                                                                                                                                                           V.L.
Useless (2007)

Après Dong, Useless confirme la place désormais égale accordée, dans le travail de Jia Zhang-ke, au documentaire et à la fiction. Bien que ses fictions, à commencer par l’inaugural Xiao Wu, artisan pickpocket, se soient toujours nourries d’une part ouvertement documentaire, de par la place accordée au « réel » dans l’édification même des histoires, In public, Dong et Useless sont tout sauf de simples films de transition. Jia n’y apparaît pas comme un cinéaste de fiction s’essayant au documentaire, mais bien plutôt comme un « documentariste né », ou plus précisément un « filmeur complet », dont la fonction, le positionnement face au cinéma ne seraient au fond jamais tout à fait définis. Ainsi ne doit-on pas forcément voir en Useless une manifestation plus « mineure » de son regard singulier quant à l’histoire de la Chine, aux effets perceptibles de la mondialisation sur le mode de vie de ses contemporains que dans, par exemple, Plaisirs Inconnus. S’intéressant ici à l’industrie textile, les différents aspects de son épanouissement, entre manipulation froide d’une matière en usine, artisanat provincial et défilés de haute couture occidentaux, Useless est l’heureuse rencontre, l’apprivoisement de deux savoir-faire (devant et derrière la caméra) implicitement reliés par le fil commun de l’Histoire. Fil qui sera donc la raison d’être plus évidente de 24 City, son bouleversant dernier film (de fiction ? documentaire ? fifty /fifty ?).

                                                                                                                                                                                                                                                                         S.Sa


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