Jeannette

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Le portrait d’une folle fait par un fou et toute la quintessence du « Neo-Dumont ».

En continuant dans sa dynamique de réinvention perpétuelle, Bruno Dumont, après P’tit Quinquin en 2014 et Ma Loute l’année dernière, repousse encore les limites de l’imaginable. Avec Jeannette il réalise une comédie musicale electro-pop-rock adaptant un texte de Charles Peguy, chorégraphiée par Découflé, le tout dans un décor unique : une simple dune de sable dans le Nord de la France. Si l’enfance de Jeanne d’Arc parait plus tenir ici d’un kamoulox foutraque que des prémices d’une icône historique, ce Jeannette est un geste de cinéma si radical et si profondément pop qu’il s’impose, sans hésitation, comme instantanément culte.

Neo-Dumont

C’est le nouveau Dumont qui sévit ici. Loin de l’austérité palpable de ses premiers films, de L’Humanité à Hors Satan, Jeannette se situe au comble de la nouvelle emphase « Dumonienne » dans un dispositif paradoxalement minimaliste : décors ultra-réduits, comédiens amateurs, chants enregistrés en source et une histoire d’allumé(e)s réduite à son strict minimum. Jeannette conte l’enfance et l’adolescence de Jeanne d’Arc où elle découvre miraculeusement, depuis la petite bourgade de Domrémy en l’an 1425, la grande destinée à laquelle elle est promise. En enfonçant volontairement les portes théologiques et illuminées de ce genre de pitch, Bruno Dumont souhaite avant tout trouver une grâce certaine à travers le texte de Charles Péguy. Précisément tiré de deux écrits de ce dernier, Jeannette tire aussi son intérêt du fait qu’il adapte deux périodes très contrastées du célèbre auteur : l’une anticléricale et libertaire à l’époque de Jeanne d’Arc en 1897, et l’autre confirmant publiquement sa conversion au catholicisme avec Le Mystère de la charité de Jeanne d’arc en 1910. Autant dire que le propos de Jeannette, au-delà de la contradiction ambiguë dont il est adapté, n’est pas à chercher dans le texte à proprement parler mais dans sa diction et sa mise en image : là où le sens figuré passe avant le sens propre.

Essai décomplexé

Il paraît assez improbable, à la vue de l’étrangeté loufoque du film, de prendre ce Jeannette au sérieux et de le considérer, de manière absurde et suivant les réflexes anti-religion quasi-systématiques de la critique, comme un dithyrambe crypto-chrétien. Quand on contemple Jeanne d’Arc faire du headbanding après s’être roulée dans le sable tout en questionnant une Madame Gervaise dédoublée sur la nature profonde de la foi, impossible de ne pas rire et d’y voir autre chose qu’un simple tour de force délirant, qu’un pur plaisir de mise en scène. Car c’est ce qu’est au fond ce Jeannette : un délire de cinéma. À travers un geste créatif total (et, il faut le dire, un peu mégalo), Dumont souhaite avant tout se mettre au défi de réaliser l’impossible. Challenge réussi : Jeannette est une expérience jouissive de bout en bout qui se regarde avec émerveillement et lâcher-prise. Au-delà des mots et des sens véhiculés par le texte de Péguy, le film se consacre surtout à appuyer la beauté musicale d’un tel texte. Tous les artifices autour de celui-ci servant ainsi à mieux le mettre en avant : la musique pop-rock d’Igorrr ou la chorégraphie de Philippe Découflé tirant son charme de l’interprétation hasardeuse des comédiennes amatrices aux gestes inexacts.

Façonner l’imperfection

Et c’est toute la beauté de Jeannette qui émane de ces dites approximations. Les comédiens amateurs n’y jouent pas mais récitent, interprètent et modulent le texte de Péguy à la guise de Dumont. Celui-ci y sculpte leurs imprécisions et parvient, au-delà de toutes ces hésitations, à émouvoir et à toucher via l’outrance. Les regards caméra et les mouvements saccadés de la petite Lise Leplat Prudhomme en Jeannette ou les chorégraphiques improbables de Nicolas Leclaire en Durand Lassois livrent assurément les partitions les plus délirantes du film (regarder l’oncle de Jeanne d’Arc daber après avoir vu celle-ci headbanger sur du hard-rock n’est bel et bien possible que chez Dumont, en roi de l’emphase et de la bouffonnerie). Après le naturel absurde des gueules cassées de P’tit Quinquin et l’exubérance comique des figures populaires de Ma Loute, les amateurs de ce Jeannette jouent sur la corde de la possession. Jeannette, Heauviette et tous les autres semblent habités, comme possédés d’une force mystique qui les amène vers une folie d’un comique « gilliamesque » que l’on souhaite revoir au plus vite.

Titre original : Jeannette, l'enfance de Jeanne d'Arc

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Durée : 105 mn


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