Interview de Thomas Alfredson

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Le réalisateur de « Morse », Tomas Alfredson, nous a reçus à la maison de la Suède, en plein centre de Paris. A la veille de son voyage à Gerardmer, où il a remporté le Grand Prix, il partage avec passion les tenants et aboutissants de ce petit film devenu grand.

Vous n’aviez jamais abordé le genre horrifique précédemment. Qu’est-ce qui vous a attiré dans le fait de réaliser Morse?

– Au départ, ce qui m’a intéressé dans cette histoire, c’est l’approche sans équivoque de la persécution enfantine. En général, celle-ci est décrite dans les livres de manière très sentimentale : un pauvre enfant persécuté se révolte suite à un déclic, lutte et enfin gagne la reconnaissance des autres. Dans Morse, on retrouve une moralité différente. La violence subie par Oskar ne se transforme pas en tristesse chez lui, mais en colère. C’est une grande différence. La question qui se pose est la suivante : comment peut-il se débarrasser de cette colère alors qu’il est trop faible et timide face aux autres, trop nombreux? La fin nous révèle qu’Oskar ne va pas lutter mais fuir : puisque la société ne l’accepte pas tel qu’il est, il quitte la société. Je trouvais cette approche originale. De plus, en lisant le livre (Let the right one in), j’ai été fasciné par le mélange entre réalisme social et fantastique. Quand Eli, cette créature fantastique, arrive dans ce monde si réel, on y croit.

Pour vous, la fin du film est plutôt pessimiste, ou optimiste ?

– Il y a différentes interprétations possibles. Moi qui suis plutôt romantique, j’ai la mienne. Je pense qu’Oskar deviendra également un vampire. Ainsi, Oskar et Eli deviendront un véritable couple et ce sera parfait. Deux amoureux dans l’éternité. Mais chacun a sa propre vision du film. L’autre jour, quelqu’un m’a dit qu’Oskar mourrait durant la scène de la piscine. Pour cette personne, l’épisode du train représentait son arrivée au paradis…

 

Justement, cette scène à la piscine est magnifique. Il y a un mélange entre la pureté intense du visage d’Oskar sous l’eau, et l’horreur des meurtres en surface délibérément hors champ…

Ce fut très compliqué à tourner. Cela nous a pris des mois de préparation. L’un des problèmes était ce qui se passait en surface. Il était impossible de montrer l’atrocité des meurtres. Je ne me voyais pas filmer cette enfant de 12 ans tuant de manière si brutale. Cela m’obsédait. Puis je me suis dit : « Bon, on est pendant tout le film en compagnie d’Oskar. C’est lui qui nous raconte l’histoire. Alors, pourquoi ne pas rester avec lui pendant ce moment. » J’ai donc décidé de ne pas montrer l’action en surface, tout en donnant quelques indices aux spectateurs. Un autre problème était le temps qu’Oskar pouvait tenir sous l’eau. Il avait besoin d’air, ce qui rendait la gestion du temps très, très compliquée. C’était un vrai cauchemar. Mais quand on a enfin réussi à terminer cette scène, que tous les plans ne faisaient plus qu’un, ce fut une belle victoire.

  

 

Morse est très réaliste pour un film d’horreur : cela vient du livre ou de vous ?

– Je dirais que la touche réaliste vient principalement du livre, même s’il y a beaucoup de différences au niveau de l’histoire proprement dite avec le film. J’ai, par exemple, enlevé certains éléments visuels trop violents du livre. Eli y dort dans une baignoire remplie de sang. J’ai enlevé le sang car je trouvais cela trop fort, trop malsain (dans le film, elle dort dans une baignoire vide, recouverte de couvertures). Mais malgré tout, le film et le livre ont le même esprit.

 

Pour vous, quelle expression décrit le mieux Morse : un film d’horreur, une histoire d’amour ou un conte « noir » pour enfants?

Je pense que c’est un mélange. Mais je ne crois pas que cela soit mon boulot de dire ce qu’est le film. C’est plutôt le travail des responsables marketing. Mon boulot est de le réaliser du mieux possible. Je n’ai pas envie d’être celui qui dit aux gens : ceci est une comédie ou autre chose. Car si quelqu’un me dit que Morse est le film le plus drôle qu’il ait vu, je serai peut-être surpris, mais en même temps, pourquoi pas. Je l’ai fait rire… C’est intéressant. En même temps, d’autres personnes peuvent trouver le film très triste. C’est le même film mais avec deux visions différentes. Chacun vit sa propre expérience.

 

La photographie du film est très pure : quel est l’avantage de filmer avec une caméra analogique, et non numérique ?

– La caméra analogique a une indescriptible capacité à capter la lumière. Elle arrive presque vivante sur le celluloïd. C’est très poétique, plus humain et plus chaud qu’avec du numérique. De plus, c’est très compliqué du point de vue de la lumière quand vous filmez entouré de neige. Par exemple, c’est très dur pour les scènes extérieures de jour : la lumière est intense, la neige partout. Avec une caméra numérique, on aurait obtenu un écran tout blanc. Mais quand vous tournez en 35mm, vous captez la lumière différemment. Et je suis aussi un peu vieux jeu. J’aime le côté « sale », réaliste du 35mm. Aujourd’hui sur les productions numériques, les assistants arrivent avec de minuscules puces électroniques à mettre dans la caméra avec une pincette. C’est trop abstrait pour moi. Je ne suis pas nostalgique mais j’aime capter la « saleté » du réel.

 

Morse est un film de vampire et d’amour sans sexe, excepté un plan. C’est assez inhabituel. Comment avez-vous abordé la difficulté du sexe dans votre film, d’autant plus que vos personnages sont des enfants ?

– L’histoire traite d’un amour inconditionnel asexué entre deux personnages encore étrangers au monde charnel. Traditionnellement, le vampirisme possède une deuxième lecture érotique, où la belle se laisse charmer par la bête. Mais je ne voulais absolument pas traiter de sexe dans le film. Morse parle d’un amour pur sans les complications liées au sexe. Eli est un « garçon » castré, donc « elle » est androgyne. Cet aspect est très explicite dans le livre. Dans le film, Eli pose deux fois la question à Oskar : « M’aimerais-tu si je n’étais pas une fille ? ». A ce moment, elle parle du fait d’être un garçon. Mais Oskar, et peut-être le public, pense qu’il s’agit de son vampirisme. Un troisième moment se rapporte à la sexualité d’Eli : le plan très court de son vagin ou de son non-vagin car c’est juste une cicatrice. Je voulais cette image pour qu’Oskar se rende compte qu’Eli ne possède pas d’organe génital. Et il n’en tient pas compte. Il aime Eli, qu’elle soit une fille ou un garçon. Cela n’a pas d’importance pour lui, il a juste envie d’être avec elle. Je trouve que cela rend leur histoire très belle, très pure. Mais je ne voulais pas que l’on traite l’aspect sexuel d’Eli de manière trop poussée, car le film aurait pu tourner en une sorte de drame gay : deux jeunes garçons découvrant leur homosexualité. Morse aurait alors pris la mauvaise direction car il ne traite pas du tout de la sexualité. Il parle d’amour pur.

 


Il y a un véritable travail sur le son dans votre film. Vous mélangez des scènes très silencieuses avec d’autres, où le moindre son est accentué (comme la respiration des personnages). Comment avez-vous abordé l’ambiance sonore de Morse?

– Je désirais une sorte de bande sonore pervertie. J’ai donc, sur certaines scènes, joué avec ce que les spectateurs s’attendaient à entendre. Ainsi, sur un plan large où il y a du trafic et un petit personnage filmé de loin au milieu de l’image, on n’entend pas les voitures mais uniquement la respiration de ce personnage. C’est une sorte de perversion du son. C’est très efficace d’utiliser ce procédé car le public ressent que quelque chose ne tourne pas rond sans savoir vraiment pourquoi. C’est un moyen de jouer avec les émotions sans que le spectateur s’en aperçoive. Et si vous commencez à explorer les possibilités de ce que l’on peut faire avec le son, vous découvrirez un univers rempli de plein de moyens d’influencer émotionnellement le public. Dans la société actuelle, tout le monde est habitué à voir des images, des films. N’importe quel enfant de 10 ans pourra dire si une image est truquée ou non. Mais quand il s’agit du son, les gens en connaissent moins les rouages. On a pu, par exemple, changer quelque chose de très important après le tournage : la voix d’Eli. Ce n’est pas la voix originelle de l’actrice mais celle plus caverneuse, profonde, d’une autre jeune fille. L’impression donnée par Eli n’est plus du tout la même. Ce fut un travail énorme, mais quand on a enfin trouvé la bonne voix, cela rendait cette créature vampirique encore plus réelle. Il y a aussi cet aspect de l’hiver où, après les chutes de neige, l’on devient plus proche des sons intérieurs de son propre corps. On s’entend respirer. On entend même les battements du cœur. Il y a ainsi une scène où l’on entend les yeux des personnages s’ouvrir et se fermer. On a effectivement travaillé énormément sur la proximité sonore des bruits corporels. Cela donne une touche très réelle. De plus, tous les bruits utilisés pour les attaques d’Eli par exemple sont des sons d’animaux, des bruits très organiques. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu un cochon hurler. Mais quand un cochon hurle, cela vous brise le cœur. On a l’impression d’écouter un bébé implorant de l’aide car il va mourir. Il est impossible de reproduire ce genre de sons de manière artificielle. Les sons réels vous affectent plus, tout comme les images réelles peuvent le faire.

 

  

 


Les enfants du film sont extraordinaires. Particulièrement Eli, qui est très étrange. Elle n’a pas d’âge fixe, elle peut paraître très enfantine comme très adulte, ce qui correspond parfaitement à son statut de vampire centenaire. Comment s’est déroulé le casting ?


– C’était terrifiant, car tout le film repose sur les épaules des enfants. S’ils n’étaient pas bon, le film serait mauvais quels que soient mes efforts. Donc, j’étais terrorisé par cette décision qui m’attendait : « OK, je le prends  » lui  » et je la prends  » elle  » pour le film ». Le casting a duré près d’un an et on a vu des milliers d’enfants à travers toute la Suède. Il fallait trouver la fille et le garçon parfaits pour les rôles, mais il fallait aussi qu’ils soient complémentaires. Je voulais qu’ils soient des miroirs l’un pour l’autre. Eli est tout ce qu’Oskar n’est pas, et inversement. Je voulais des enfants connectés l’un à l’autre.

 

Dans Morse, la vision de l’enfance est très dure. La violence et la solitude sont très présentes. Cet aspect du film vient-il du livre, ou de votre vision de cette période ?

– On retrouve cela dans le livre, mais j’ai aussi ma propre expérience de cette période. Quand j’avais 10-12 ans, j’ai vécu l’expérience d’être persécuté et la solitude qui en découle si vous n’en parlez à personne, si vous ne le dites pas à vos parents ou si vous ne faites simplement rien contre. J’ai affronté cela. Je séchais l’école sans le dire à personne. Je restais toute la journée seul à la maison, me cachant des autres. J’imitais l’écriture de mes parents pour les mots d’absence. C’est un sentiment très spécial. Le matin, dans une famille de 5 comme la mienne, tout le monde s’habillait, se préparait pour aller au boulot et moi j’allais jusqu’au train mais ne montais pas dedans. Je revenais à la maison qui était vide. Et là, pour moi, tout était possible, je pouvais faire ce que je voulais. Je créais mon propre univers silencieux. Puis vers 15h, je ressortais pour faire croire à tout le monde que j’avais été à l’école. J’avais l’impression d’avoir volé quelques heures aux autres, au monde. C’est vraiment unique. Quand vous êtes rejetés, que vous n’arrivez pas à affronter la société, vous devez vous inventer un univers parallèle. C’est comme ça que les enfants fonctionnent. Ils s’imaginent des amis, des frères ou des soeurs s’ils n’en ont pas. Les enfants sont des survivants.

Propos recueillis par Hadrien Dumont

  

Titre original : Lat den rätte komma in

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Durée : 114 mn


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