Remake d’un film anglais homonyme sorti en 1940 (et dont les producteurs ont tenté, en vain, de détruire toutes les copies), Hantise (Gaslight) raconte l’histoire d’une femme qui, installée depuis peu dans la maison de sa défunte tante, croit devenir folle tandis que son mari s’éloigne d’elle. Un policier, qui voit dans le jeune épouse le sosie de la tante, dont il était amoureux, se souvient également du crime odieux perpétré dans cette maison des années plus tôt…
Il est surprenant de la part de George Cukor de délaisser quelque peu la figure de l’héroïne féminine véhiculée par les comédies « classiques » pour faire d’Ingrid Bergman un personnage-victime. On connaît l’intérêt du cinéaste pour les femmes (Katharine Hepburn était son actrice fétiche), et les rôles qui leur confia dans des films célèbres comme Indiscrétions, The Women, Madame porte la culotte, ou encore Une étoile est née. Cukor s’était déjà essayé au « thriller » manipulateur quelques années auparavant avec Il était une fois (A woman’s face, 1941), récit d’une jeune femme défigurée par une opération, et qui découvre la face lumineuse de sa personnalité. Dans Hantise, le cinéaste met ses talents de metteur en scène au service de l’exploration de la folie cachée d’un personnage interprété par une actrice que l’on sous-estimait à l’époque : Ingrid Bergman.
La mise en scène du cinéaste se concentre beaucoup sur les détails. Une broche qui disparaît, la lumière qui faiblit, le brouillard de Londres,… Cukor joue aussi avec le principe expressionniste d’utilisation de décors chargés de sens : un bric-à-brac incroyable, où tout n’est que désordre règne, se fait ainsi symbolisation de l’état psychologique du personnage principal féminin et représente matériellement sa folie croissante. Moins prononcé que Le Cabinet du docteur Caligari, le rôle de chaque pièce de la maison reste important, car l’état de santé mentale de l’héroïne en dépend en partie : les pièces immenses où elle se retrouve seule, le capharnaüm d’autres pièces où elle croit perdre la raison… Pourtant, la maison semble apporter la sécurité à sa propriétaire, la protégeant de l’extérieur. Pour le reste, Cukor va même jusqu’à ironiser en faisant chanter l’opéra Lucia Di Lammermoor à Ingrid Bergman (cet opéra est célèbre pour une scène où Lucia devient folle à lier…).
Une Ingrid Bergman des plus surprenantes d’ailleurs. Que ceux qui s’attendent à une héroïne romantique dans la veine de son personnage dans Casablanca oublient vite cette idée : Bergman donne parfaitement corps à la démence. Rien d’étonnant lorsque l’on connaît la manière de se préparer de l’actrice pour son rôle : elle a en fait passé des jours entiers auprès de malades mentaux dans une institution pour connaître leur manière d’être après une dépression nerveuse. De l’Actor’s Studio avant l’heure. Cukor a réussi à mettre en lumière une partie insoupçonnée du talent d’une actrice que l’on avait déjà enfermée dans un type de rôle. L’Oscar reçu par Bergman paraît amplement mérité, comme l’aurait été celui de Charles Boyer, le séducteur français par excellence pour les Américains, qui compose là un mari inquiétant que l’on ne parvient pas vraiment à cerner correctement… A ne pas oublier non plus les débuts d’Angela Landsbury qui, a 19 ans seulement, décroche sa première nomination aux Oscars.
A propos d’Oscars, le film reçut sept nominations : Meilleur acteur (Charles Boyer), Meilleure actrice (Ingrid Bergman, qui l’a donc remporté), Meilleur second rôle féminin (Angela Lansbury), Meilleure direction artistique (remporté), Meilleure photographie, Meilleur film et Meilleur scénario. Une honte quelque part puisque Georges Cukor ne s’est pas vu nominé pour ce film, alors que c’est bel et bien sa réalisation qui donne au film son côté étrange.
Difficile de parler de Hantise sans en dévoiler des éléments importants, même si Cukor ne se prive pas pour vite nous faire comprendre le fin fond de l’histoire… Quoiqu’il en soit, son film reste un petit bijou du genre que l’on appelle aujourd’hui « thriller », voguant sur le mode des femmes-victimes comme Soupçons d’Hitchcock, Angoisse de Jacques Tourneur ou Caught de Max Ophüls. Une nouvelle facette du « film de femme ».