En immersion
Comment saisir la réalité du terrain sans emprunter nécessairement les codes du documentaire, et notamment le style caméra à l’épaule ? Comment tenir le spectateur en haleine sans se reposer en permanence sur un montage nerveux et sec ? Une gageure dans un type de récit trop souvent balisé et prévisible que constitue l’enquête journalistique. Sitaru, qui n’a pas la fatuité de révolutionner le genre, réussit à lui redonner toute sa profondeur et son humanité. La mise en scène n’a de cesse de poursuivre un seul et même objectif : laisser le temps aux personnages de prendre conscience de leur environnement et de mesurer l’impact de leurs actions.
Bien au-delà de leurs nécessaires fonctions narratives et explicatives, les nombreuses séquences de face-à-face perturbent en permanence notre aptitude à prendre position pour tel ou tel camp. C’est dans l’affrontement des points de vue que se dessinent les différentes facettes de la réalité, et que le drame prend toute son ampleur. Sitaru, qui n’a pas peur des longs plans fixes, excelle à laisser les tensions s’exacerber, à l’instar de l’entretien durant lequel les journalistes tentent, en vain, de persuader la religieuse de les laisser interviewer la jeune femme traumatisée.
Le réalisme de l’épopée repose en grande partie sur l’acuité et la concision des dialogues. Les comédiens, français et roumains, incarnent avec tout le naturel qui leurs sont dus les forces et les faiblesses de leurs personnages, et surtout toute leur complexité. Unique petit bémol, le cynisme, parfois un peu trop attendu et souligné, du journaliste français interprété par Mehdi Nebbou.
Le prix de la réussite
Radu est un homme ambitieux et exigeant. Excessivement selon le fils de sa compagne, qui traite l’homme de « perfectionnaliste », un néologisme qui colle parfaitement à la personnalité de Radu. Le fixeur compte sur la réussite de cette enquête pour être engagé par la suite comme journaliste à l’AFP. Son pouvoir de séduction et sa détermination lui permettent d’ouvrir bien des portes et d’acheter la parole des différents indicateurs. Froid et distant, l’homme n’est cependant pas épargné par les interrogations lorsque des choix viennent remettre en cause sa déontologie personnelle. Tout en étant affecté par le doute et la culpabilité, Radu décide néanmoins de poursuivre consciencieusement sa mission. Par ce biais, le réalisateur n’oublie jamais de rappeler toute l’ambivalence du travail des reporters.
La vérité a un prix : celui des petits arrangements avec la réalité. Aux paysans, croisés sur la route, qui feront de pittoresques plans de coupe pour le reportage, le caméraman demande de reproduire leurs gestes sans regarder la caméra. Le témoignage de la mineure prostituée ne serait pas aussi bouleversant sans les détails de mise en scène qui précèdent l’interview. La dure réalité du drame humain cohabite avec les codes du récit audiovisuel. Avant la fin de l’interview, la caméra d’Adrian Sitaru quitte l’intérieur du véhicule pour nous offrir un lent panorama sur le no man’s land rural, et le spectateur est renvoyé à son éthique personnelle. Fixeur lève le voile sur les mécanismes de la manipulation sans poser un regard prosaïquement accusateur. Voilà un événement bien trop rare pour ne pas l’apprécier à sa juste valeur.