First Cow sensibilise les individualités au matérialisme de son cadre. On ne peut tout à fait résister à l’absolu sentiment de la nature que la forêt, les plaines et la terre nous transmettent à travers l’image photographique. Le film s’ouvre d’ailleurs par cette immersion, à croire que la mise en scène elle-même s’accorde au rythme de cette nature, l’embrasse trait pour trait et inscrit Cookie, cuisinier d’un groupe de trappeurs, dans son essence.
Le long d’une délicate et attentionnée cueillette de champignons, le personnage balade ses mains au creux de la terre ; leur grandeur, leur forme, leur présence sont inséparables de cette forêt, elles deviennent la résonance de tout ce qui fait et ce qui est fait en ce monde.
Cette paisible expérience de vie est bientôt bousculée par le mécontentement des trappeurs affamés, déçus par la pauvre trouvaille de Cookie, chargé de la cuisine : à peine ramène t-il de quoi manger. Une haine s’alimente de cette faim collective, grandit peu à peu et souligne ostensiblement la perte des repères originels de l’homme moderne aux États-Unis du 19ème siècle. C’est justement cette haine de l’autre dans son infinie erreur de sens, qui sépare les sentiments humains de ceux de la nature et qui maintiennent l’homme dans l’abstraction de son rapport au vivant. C’est également ainsi que la rencontre entre Cookie et King-lu scelle cette authenticité humaine que l’on a tendance à appeler amitié.
Nu, fondu dans les broussailles de la forêt, King-Lu demande à Cookie son aide. Sans hésitation, l’homme lui propose un toit, ou plutôt une toile de tente, et leurs vies prennent d’emblée une direction commune, autre, qui a tout à voir avec le devenir de la terre.
L’ordre Naturel
La vache, amenée de force par le Chief Factor anglais pour contenter son bon plaisir gustatif en terres rustres, prend une dimension presque paradigmatique lorsqu’elle apparaît sur le sol de l’Oregon, sous les yeux ébahis des amérindiens qui le peuplent. Elle glisse d’abord sur un radeau spacieux, le long d’un fleuve qui lui confère toute la grâce de l’instant: elle fascine par son étrangeté et deviendra l’absolu des personnages qui en font sa rencontre. Cookie, King-Lu, le Chief Factor, ses employés; à noter que tout ce masculin se centralise autour de cette merveille de bovin. Certains l’exploitent, le Chief Factor et sa troupe qui n’en tirent d’ailleurs que peu de lait quand d’autres s’en servent, travaillent avec elle suivant l’ordre naturel des choses. Il est intéressant de remarquer que c’est dans la manière d’utiliser ce potentiel vacher que Reichardt marque la différence fondamentale entre deux économies, et par conséquent deux manières d’exploiter le vivant. La vache est bien plus encline à se laisser traire par Cookie que par son propriétaire (il)légitime. Elle se voit ainsi révélée selon son plein potentiel, c’est-à-dire utilisée (et se laisse utilisée) pour contenter ce pour quoi elle est faite. C’est sa possibilité d’embrasser son état d’être pleinement ce qu’elle est, qui détermine la quantité du lait qu’elle versera pour remercier la douceur et l’attention de Cookie, portées à la fois à son égard mais aussi au vivant en général. Le cuisinier ramasse les champignons comme il trait, comme il cuisine, avec simplicité, avec conscience de ce qu’est son geste et surtout de comment et où il s’inscrit, soit ce qu’il manie sans cesse, et auquel il appartient pareillement, l’ordre du vivant.
Simplicité du piège
Les fils parfois lâches ou pointilleux de la narration de Reichardt fixent une simplicité des instruments scénaristiques utilisés pour exploiter la flexibilité du réel.
L’histoire et plus fondamentalement l’Histoire ne se trouve jamais uniquement dans le scénario tel qu’il est écrit mais tout-autant dans sa manière d’être pensé comme un devenir du vivant, celui-ci sert de potentiel filmique pour capter avant tout ce qui passe naturellement au fil de la caméra. Il en est ainsi jusque dans le quiproquo qui cimente le film, et qui lui permet de faire advenir son plein potentiel. Lorsque Cookie vole le lait de la vache sous les fenêtres à peine endormies du Chief Factor, propriétaire du bovin, il est tellement visible de loin, seul, sur une terre qui n’a qu’un horizon comme règle de vie. Le Chief Factor en viendra jusqu’à déguster les mets délicats préparés par le cuisinier grâce au lait récolté sur sa propriété, sans jamais qu’un doute ne naisse en lui sur la provenance des ingrédients. Rien ne lui parait suspect quand bien même la seule et unique source de crème lui appartient, et que son bovin en est justement à court. Dans cette simplicité du piège née l’étroitesse de la relation entre Cookie et King-Lu, qui se place en opposition à l’inhumanité du Chief Factor. Celui-ci, obnubilé par son prétendu pouvoir sur le naturel, par sa propriété, ne se pose mais plus la question de son droit, ou de sa capacité à accéder à ses bienfaits, au point que le vole, par ailleurs impensable à ses yeux, qui lui est infligé est vidé de son aspect injuste, et prend une dimension presque environnementaliste.
L’ordre de l’intime
Chez Reichardt, l’histoire d’amitié est préférée au devenir amoureux. Libérée de toute résistance ou hésitation d’ordre égocentrique, elle permet de créer et de représenter un éco-système en mouvement et restreint, dans lequel ce qui est intime, ce qui fait un monde en soi, s’échange et se comprend par la biais d’une conversation secrète entre les deux parties. En d’autres termes, ce qui se joue aux abords des âmes de Cookie et King-Lu dans First Cow tient autant du devenir de l’homme que de celui de l’animal, ou du végétal. Cette relation, dans sa sincérité, représente l’absolue nécessité de comprendre et d’embrasser tout ce qui fait le monde, et permet de saisir tout ce qui crée un écosystème viable.
Et, parce que First Cow en appelle à la matérialité de la terre et met en évidence sa respiration, quoi de mieux que de se servir de l’individualité d’une amitié humaine pour y saisir les variations terriennes ?