Festival de Cannes – Jour 8

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Acid, magouilles et polar.

Tout sur l’Acid

Aujourd’hui, avant d’aller plus avant, on avait dit qu’on faisait le point sur les films présentés dans la sélection de l’Acid. Cette association dont on parle peu sur le tapis rouge hélas se décline ainsi : Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion – ACID – est née de la volonté des cinéastes de se regrouper pour défendre certains films – français ou étrangers – qu’ils jugeaient écrasés par une concurrence forte au sein d’un marché de plus en plus compliqué à conquérir.

Hugo a vu quatre films et Jean-Max un seul. Quant à l’ensemble de cette journée fleuve, vous le trouverez après. Pour Hugo, le premier film de l’Acid qu’il ait vu c’est La colline, de Denis Gheerbrant et Lina Tsrimova, soit la vision d’une montagne de détritus grouillant d’une étrange vie : celle de reclus de la société kirghize, un pays enclavé d’Asie centrale, vivant sur place ou y travaillant. Un parallèle immanquable se dresse entre ces marginaux et cette montagne gargantuesque où se meuvent machines et véhicules aux allures d’insectes le jour et qui, la nuit, prend les allures d’un enfer dantesque rougeoyant. Ces personnes au passé trouble, violent, tragique, voient leur parcours et leur nostalgie mis en avant par des interviews entrecoupant les images saisissantes de cette déchetterie à ciel ouvert. Ce qui permet ainsi, sans apitoiement condescendant ni jugement, de montrer la misère des délaissés du pays, la violence d’une communauté envers ses pauvres menés au rebut, comme la démesure d’une société de consommation hors de contrôle et dont la montagne d’immondices en représente une parfaite émanation. La détresse capturée par les réalisateurs est d’autant plus viscérale qu’aucun des témoins ne songe à se plaindre ou à remettre en cause son destin, eux qui ont été percutés par les divers drames des trente dernières années. Ce qui inclut la guerre de Tchétchénie et l’arrivée d’un capitalisme sauvage ayant détruit une part du tissu social. Les drames et les situations personnels de ces personnes ne leur permettant jamais d’évoquer, ne serait-ce qu’un instant, le désastre écologique sautant au visage au travers de leur milieu de vie. Ce qui parachève une sensation de vertige devant le gouffre séparant nos sociétés du monde de ces individus et qui contribue ainsi à donner naturellement à cet espace son aspect insulaire et hors du monde. La force et la puissance de cette colline émanent ainsi d’une association entre la vision infernale, parfois poétique, de détritus et celle d’individus démesurément humains et touchants.

Magdala, est une rêverie à laquelle nous invite Damien Manivel, suivant une Marie-Madeleine âgée, au seuil de sa mort, traversant doucement une forêt luminescente, pour aller s’éteindre auprès d’un ange dans une caverne éclairée en clair obscur. Le film fait le pari d’une lenteur en phase avec cet être solitaire, mystérieux et en osmose avec la nature. Cette Nature d’où jailli, au gré du regard nostalgique de Magdala, quelques visions iconiques, métaphoriques ou sensuelles, pourvoyant l’œuvre d’une belle émotion. La progression du récit est ainsi marquée par l’évolution de la manifestation de ces visions ésotériques : réduites a minima durant les premiers temps du récit, elles vont en s’accentuant à mesure que le personnage chemine. Ce qui permet, en même temps, de créer un élégant paradoxe : à mesure que ces apparitions augmentent, Magdala s’humanise. Cette humanité est magnifiée par l’usage de plans rapprochés de son visage ou de son corps usé par le temps, ces inserts ayant pour autre conséquence de donner une étrange sensualité à cette héroïne. Le fait que Magdala soit Noire, Jésus Nord-Africain et l’ange Blanc, évoque le thème actuel de l’inclusivité, comme le fait de mettre en scène une femme longtemps négligée ou bafouée par l’histoire évoque, de son côté, celui du féminisme moderne. Toutefois, la radicalité de la mise en scène ainsi que la fascination du réalisateur pour son actrice, le prémunit de tout militantisme frontal et le fait parvenir à ce qui doit être son but : matérialiser la vision universaliste biblique. L’alliance de la tendresse pour son personnage principal à la beauté de plans élégiaques de la nature, dont les ambiances sonores résonnent d’autant plus que la musique se fait rare, donne à ce film contemplatif des similitudes avec certains Naomi Kawase, comme La forêt. Ainsi Magdala est une œuvre gracieuse, élégante et prenante, pour qui est sensible à ce type de cinéma.

Changement radical d’ambiance avec ce qui suit : dans la banlieue éloignée, deux jeunes, partis benoîtement en mission pour livrer un paquet de drogue, trouvent par hasard un étrange artefact sur le chantier du futur Grand Paris Express. Intrigués, ils se mettent en tête de percer les origines de l’objet. Premier long métrage de Martin Jauvat, véritable buddy movie à la française, Grand Paris se structure au gré des rencontres aléatoires de ces deux candides compères dénués de malice et crédules (l’un d’eux étant incarné par le réalisateur lui-même). Cette crédulité permet au film de générer une belle humeur goguenarde contaminante, malgré le recours à quelques clichés, comme celui du geek paranoïaque haut en couleur. Cette bonhomie enfantine permet aussi la création d’un humour subtil qui ne devient jamais un point de vue surplombant ou moral, car utile à rire d’une angoisse générationnelle : celle d’une solitude en embuscade pouvant frapper à tout instant. L’ambiance solaire, légèrement tintée de mélancolie, est aussi accentuée par l’esthétique du film, dont la base est l’utilisation d’une pellicule donnant un aspect irradiant le jour, magnifiant des paysages traditionnellement voués aux gémonies, et un style fantastique la nuit, créant avec peu de moyens une ambiance emprunte de mystère. En conséquence, l’idée principale derrière l’œuvre peut être comprise comme l’affirmation que tout environnement, même le plus fade, peut être enchanteur et source d’aventure, dans la mesure où l’on accepte d’y croire avec un peu de candeur. Ainsi, Grand Paris emmène loin avec fort peu et ses deux thèmes principaux, l’amitié et l’imaginaire, le relie à Mandibules de Quentin Dupieux. C’est une œuvre rafraîchissante, bien tournée, montée et rythmée, dont les quelques musiques intelligemment employées parfont cette ambiance hédoniste se rependant sur la grande banlieue parisienne.

Pour finir, un virage à 180 degrés se nommant Polaris. Soit deux sœurs, deux espaces et deux destinées : quand Hayat est capitaine sur un voilier en Arctique, Leila fait un enfant dans le sud de la France. L’arrivée de cette petite fille ayant pour conséquence de chambarder l’équilibre sur lequel repose l’univers de ces deux femmes. Pour mettre en scène cette évolution, Ainara Vera structure son documentaire en ayant recours à un montage alterné immergeant le spectateur dans le quotidien respectif de ces deux sœurs. La force de Polaris émane de la proximité que la réalisatrice a pu nouer avec ses héroïnes. Cette proximité lui ayant permis de développer un jeu d’échos entre leurs points communs par-delà les distances et leurs différentes destinées. Comme, par exemple, la douceur de Leila pour sa fille qui se retrouve dans la tendresse d’Hayat pour un oisillon. Ou encore, la locution similaire des deux sœurs, dont le langage à l’accent chantant est tinté d’intonations significatives de leur modeste origine sociale. Cette origine d’où émane, justement, toute une série de doutes existentiels chez l’une comme chez l’autre, provenant d’un manque d’amour de la part de leur mère durant l’enfance. Le sentiment d’oppression et de solitude dû à ce poids du passer étant intelligemment reporté sur le public par l’usage récurent de plans rapprochés sur les deux femmes au cours du récit, ces plans les isolant en éliminant du cadre les individus les entourant. Le spectateur sera toutefois touché, d’une part, par la jovialité émanant de la présence de la petite fille à l’écran et, d’autre part, par la beauté poétique des plans de l’Arctique, plein d’un symbolisme métaphorique évoquant la condition d’Hayat. Ainsi, avec son récit résolument féministe mettant en valeur deux femmes fortes, Ainara Vera interroge la notion de transmission, d’héritage, d’éducation et met en question le déterminisme social, comme la capacité de changer de destin.

Hugo Dervisoglou

 

Quant à moi, je n’ai vu qu’un seul film de la Sélection de l’Acid cette année, Yamabuki, un film de Juichiro Yamasaki. Ce film discret et puissant comme la fleur dont il porte le nom ne manque pas de marquer les esprits par sa douceur et se ténacité. C’est presque un film choral tant il est discret en mettant en parallèle plusieurs vies qui se croisent et se complètent à l’intérieur même d’une petite ville dans les montagnes au sud du Japon, Maniwa, qui devient le microcosme de nos vies humaines. C’est d’abord la vie de Chang-su, un ancien cavalier olympique de l’équipe de la Corée du Sud, criblé de dettes suite à la faillite de l’entreprise de son père, qui est obligé de travailler dans une carrière. Il vit avec Minami et sa fille en bas âge, qui a fui son mari il y a plus de sept ans. La vie de Chang-su va croiser mystérieusement celle du père de Yamabuki, chef de la police, parti cueillir un plant de l’arbuste en fleurs qui a donné son nom à sa fille. Celle-ci, Yamabuki, est révoltée par la société actuelle et passe son temps à l’un des carrefours de la ville pour manifester silencieusement et pacifiquement pour des tas de causes lointaines mais fort révoltantes. Un jour, c’est en voulant arracher un plan de corête du Japon (yamabuki) pour honorer sa fille qu’il semblerait que son père ait provoqué un éboulement qui a été la cause de l’accident de voiture de Chang-su, à moins que ce soit plutôt la carrière et ses nombreuses explosions qui aient fragilisé la montagne. De cette montagne, tombe la manne céleste que des gangsters ont dérobée comme si le malheur des uns faisait le bonheur des autres. On ne le saura jamais très bien car le film, à la manière des kakémonos japonais, fonctionne par ellipses et par mystères intrigants, ce qui en fait tout le charme. Le réalisateur s’en explique fort joliment : « Il y a parfois des accidents et même des morts à cause des éboulis. Pour ce qui est de l’argent qui tombe de la montagne, l’idée m’est venue en visitant cette carrière. Lors de l’écriture, j’ai eu envie d’utiliser cette dynamique que je trouvais très cinématographique et que j’ai intégrée au scénario. »

Vertigo à la coréenne

Ce matin, tout est gris, puis tout est ensoleillé. Etrange météo cette année. Dans la journée, j’apprendrai par hasard au cour du film Volada Land que les Islandais possèdent une bonne vingtaine de mots pour désigner l’état du ciel. Pour le moment, dans cette chronique, on a parlé de ciel azuréen ou de ciel grisâtre. Je vais tenter de m’améliorer. C’est une journée très dense : les cinq films étrangers, dont un venu de Corée, sont magnifiques et tous dans des genres différents. A 10 heures, dans un théâtre Lumière bondé, projection de rattrapage du film coréen de Park Chan-Wook, Decision to leave, en compétition officielle. Enquête policière à tiroirs à qui je décernerais volontiers au moins le prix du scénario. Film raffiné avec des flics un peu à côté de la plaque, mais toujours élégants, dans des costumes style Alain Delon chez Jean-Pierre Melville mais en plus déjantés, dans le genre qu’adore le cinéma coréen et plus particulièrement Park Chan-Wook à qui l’on doit notamment, en 2004, le sketch Coupez (Cut) une des parties du film 3 extrêmes, y a-t-il un rapport avec le film projeté en soirée d’ouverture ? Decision to leave, en coréen Heojil Kyolshim, est une admirable variation sur le Vertigo d’Hitchcock, Sans Francisco y est remplacé par Busan (où se déroule d’ailleurs un grand festival de cinéma) et la baie par la montagne. Le Monde, extatique, titre : « Les tours de passe-passe de Park Chan-wook ». Il est vrai que l’histoire est assez vénéneuse avec des allers et retours et la femme y est représentée soit comme une dominatrice (la femme de l’inspecteur) ou une intrigante (la meurtrière dont il est amoureux). Hae-Joon, détective chevronné, enquête sur la mort suspecte d’un homme survenue au sommet d’une montagne. Bientôt, il commence à soupçonner Sore, la femme du défunt, tout en étant déstabilisé par son attirance pour elle. Paris-Match est aussi emballé et pronostique même le Prix de la mise en scène. Pourquoi pas ? Du reste, une image au moins me restera en mémoire, c’est celle de la fourmi passant sur l’oeil dans un plan pris depuis l’intérieur du premier macchabée.

L’enfer Ceaucescu

A 11 heures 30, salle Debussy où j’ai mes habitudes pour la belle sélection Un certain regard, rencontre avec Metronom du Roumain Alexandru Belc. Il n’y a pas à dire, le cinéma roumain est d’une redoutable efficacité et possède un charme indépassable. Pendant presque deux heures, le réalisateur nous retrempe dans le contexte des années 70 quand la Roumanie était tenue d’une main de fer par Ceaucescu et son épouse. Nous sommes encore loin de leur sinistre chute qui permettra au cinéma roumain de revivre, et la Securitate est partout présente. A l’époque où l’Europe occidentale écoutait Bowie, les Stones et les Doors, un petit groupe d’élèves de terminale à la veille de passer le bac se retrouve un après-midi pour une petit fête autour de l’émission qui donne son son titre au film. Ils écoutent le rock psychédélique de Jim Morrison et écrivent un lettre ensemble à la radio, jusqu’à ce que les policiers entrent en scène parce que l’un de leurs camarades les a dénoncés pour pouvoir partir à l’étranger. « J’espère que ce film atteindra aussi le jeune public, confie le réalisateur dans le dossier de presse du film. Je veux qu’ils apprennent qu’il fut un temps où le concept de « jamais » et « nous ne nous reverrons plus jamais », était une réalité. Aujourd’hui, nous oublions souvent combien il était difficile de grandir sous un régime strict, comment était la vie d’un adolescent à cette époque. »

L’enfer turc

Comme un métronome, c’est bien le cas de le dire, deux heures après, on change encore de crèmerie pour la salle Bazin pour un film encore en compétition dans la sélection Un certain regard (décidément très riche cette année). Kurak Günler (Burning Days) est un film turc de Emin Alper servi par deux acteurs formidables (Selahattin Paşalı et Ekin Koç) et une belle image qu’on doit à Christos Karamanis. Le film est d’ailleurs tourné dans les environs de la ville où des gouffres profonds impressionnants et photogéniques se forment à cause des recherches d’eau. Le jeune procureur Emre vient d’être nommé dans cette petite ville entre traditions et modernité du fin fond de la Turquie. Il va se retrouver pris au piège de toutes une série de manigances visant à le faire changer d’idée. Il frôle même la lapidation et n’échappe pas non plus à la médisance, aux accusations de viol et d’homosexualité. Troublant, sexy et ravageur, ce film mené comme un polar haletant est surtout une réflexion sur la Turquie mais aussi sur nos très fragiles démocraties. En effet, dans Burning Days, deux visions de la Turquie s’opposent. Un courant progressiste, citadin, tourné vers la justice sociale et le respect des autres, et un autre conservateur, autoritaire et populiste, souvent associé à la corruption et aux milieux ruraux. Un beau travail qui, lui aussi, pourrait bien être récompensé et qui risque aussi de figurer parmi mes préférés en tout cas.

Un chemin de croix

On se plonge ensuite dans les beautés de la nature pour le film danois de Hlynur Palmason, Volada Land, qui raconte le passage à la fin du XIXe siècle d’un jeune prêtre du Danemark à la Finlande afin d’y construire une église et de convertir sans doute les habitants. Il a aussi pour mission de  photographier la population et c’est la découverte par hasard des plaques photos sur verre qui a donné au réalisateur l’envie d’écrire ce scénario et de le tourner. Peu à peu, sa lutte contre les éléments impitoyables et son impréparation physique vont le faire douter de lui-même et, peu à peu, de Dieu. C’est ce chemin de croix que le film raconte avec des superbes images, des acteurs talentueux et la présence sempiternelle de l’infini.

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était

On finit la journée sur le magnifique film de Mario Martone, avec son titre à la Tarkovsky, Nostalgia. Mais on ne peut pas le traiter en deux mots. On y reviendra donc demain plus en détail car, décidément, l’Italie ne se libérera jamais de sa mafia. Avant de vous souhaiter une bonne nuit, voici le SMS que vient de m’envoyer Hugo : il a fini sa chronique sur Top gun : Maverick qui paraîtra demain et il est d’accord pour proposer lui aussi son propre palmarès dès samedi. « Et en attendant de vous parler enfin de Top Gun 2 (très prochainement, je vous le promets), laissez-moi donc répondre à Jean-Max : bien sûr que cela me dit de faire des pronostics sur les récompenses vendredi ! »

Jean-Max Méjean


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