Fellini Cinéma

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A la découverte de Federico Fellini…

Appréhension émotionnelle de Fellini

Il peut paraître présomptueux d’intituler une étude sur un cinéaste Fellini-Cinéma, mais nous avons été vite saisi par le désir de tout dire sur l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma, tout en sachant que cela présentait une certaine vanité et une réelle impossibilité. Bien que l’œuvre forme un tout, c’est une totalité éclatée, si bien que le désespoir nous gagna bien souvent devant l’immensité de la tâche comme devant le tonneau des Danaïdes. Evidemment, il ne nous a pas été possible d’obtenir une interview de Fellini, même si nous avons pu à diverses reprises nous rendre sur les lieux de tournage à Rome. Devant cette impossibilité incontournable, il nous a paru opportun et finalement aussi intéressant de montrer une image de Fellini par le biais des nombreuses personnes qui le connaissent ou qui vivent avec lui, comme Giulietta Masina, dont on trouvera, entre autres, l’entretien qu’elle nous a accordé en annexe de la présente étude.

Le travail que nous proposons n’est pas seulement une analyse du cinéma de Fellini. Il aurait la prétention de donner la mesure du personnage, de le faire sentir et non de décortiquer son œuvre. Certes, nous serons bien souvent amené à le faire, mais la part émotionnelle sera la plus forte. Faire du cinéma, c’est être magicien. On ne peut certainement pas en parler sans prendre partie et surtout sans essayer de donner vie à cet univers.

Le paysage fellinien passe par deux lieux : la mer et la ville, tant mieux s’il s’agit d’une ville baignée par la mer comme c’est le cas pour Rimini et aussi pour Rome par la bouche d’Ostie. La mer est le lieu d’où surgissent tous les fantômes et les monstres, comme la Saraghina de Otto e mezzo, tous ces appels et ces signes que nous ne pouvons ni ne savons interpréter. Et ils abondent dans le cinéma de Fellini. Nous tenterons de les analyser de façon psychanalytique, tout en restant à distance de la personne de Fellini, ne nous arrogeant pas le droit de donner une sorte de diagnostic mais en pratiquant une herméneutique, en modeste hommage à la méthode bachelardienne.

Le problème bien souvent rencontré et bien souvent débattu avec des amis, concernant la rêverie fellinienne, est celui de la diversité, de l’éparpillement. Comment parler de façon précise et ordonnée d’une œuvre qui fourmille, qui dépasse, et de loin, tous les agencements, toutes les mises en page qui sont des mises en bière. Alors, au moment de commencer cette étude, peut-être serait-il nécessaire que je me pose à mon tour la question : à quoi bon ? et surtout : comment ? Il a été très difficile d’y répondre. Espérons que ces pages apporteront un semblant de solution, ou en tout cas, une ouverture. Nous ne pensions pas d’emblée apporter une solution, mettre en fiches pratiques et lisibles l’univers de Federico Fellini : ce serait sans doute le détruire et le compromettre.

Nous aimerions qu’à la fin de cette analyse, périlleuse, difficile et passionnelle, le lecteur puisse avoir son opinion — sans prétention de notre part — à la fois sur l’œuvre et surtout sur notre analyse. Que celle-ci soit une réussite ou un échec, nous voudrions qu’elle soit le ferment d’une réflexion plus profonde et plus assidue sur un monde que Mireille Amiel qualifiait de “monde à l’agonie” . “Son cinéma, écrit-elle, qui est celui de l’abondance, de la sensualité, de l’excès, est aussi celui de la peur, de l’impuissance, de la pudeur.” Sans doute, la situation est-elle bien résumée. Mais peut-on résumer Fellini, son monde, ses angoisses, ses brusques revirements, ses hésitations ? On se sent tiraillé, bousculé, sans cesse remis en cause, en question. Même en ce qui concerne l’Eglise, il n’y a aucune certitude. Auteur non marxiste, marqué par le catholicisme, Fellini se veut sans doute le plus anti-catholique des cinéastes italiens contemporains. Position ambiguë et paradoxale.

Même situation au niveau d’une approche qui nous tient à cœur et qui nous oblige déjà à nous justifier. On aura compris qu’il s’agit de la psychanalyse. Fellini, en fin lettré, en homme intelligent et plein d’humour (on ne donne pas à voir son nombril sans posséder sans doute beaucoup d’humour, sans cela l’œuvre tomberait dans l’autosatisfaction la plus puérile. Et son œuvre est aux antipodes de cette attitude!), Fellini, donc, a pu aborder des thèmes psychanalytiques, et même, disons-le, joncher son cinéma de références freudiennes, en tout cas jungiennes. N’ayons donc pas trop tendance à sauter à pieds joints dans le piège que, sans aucun doute, son humour et ses facéties nous tendent. En effet, souvent et même la plupart du temps, les images symboliques qu’il nous propose sont des clins d’œil. Il est le premier à n’en pas être dupe. Alors, stylo au poing, désignant chaque image analytique, ne jouons pas les psychiatres en herbe. Fellini n’aimerait pas ça. Certes, il nous donne beaucoup à voir de sa libido (comment dire autrement ?), mais en nous y intéressant, au point d’en faire une thèse, gardons nous aussi de ne pas en montrer plus de la nôtre.

Nier que Fellini parle de “cet obscur objet du désir” serait absurde. Mais il est bien connu qu’en montrant ce que l’on a envie de cacher, nous attirons l’attention du spectateur, mais en même temps nous la dévions. Comment, pourrions-nous dire, ce serait trop simple que ce ne soit que ça ; ce serait trop évident ! Cette image est trop signifiante, trop limpide. Cherchons ailleurs. Il faut creuser. Sans doute est-ce bien ce que nous nous disons, dans la mesure où, bien entendu, nous pouvons apparaître comme un “bon” herméneute de la problématique fellinienne. Certains romans policiers mettent en place des situations où le héros voulant cacher, faire disparaître l’objet du délit, choisira une cachette qui saute aux yeux, si bien que l’attention du détective sera déviée, attirée vers d’autres solutions, d’autres cachettes plus mystérieuses, du moins plus mystérieuses pour notre inconscient collectif : caves, cryptes, souterrains, etc.

Cacher dans un endroit évident pour que cette trop grande évidence nous fasse faire des détours par des chemins biscornus qui parlent à notre imaginaire : c’est ainsi que procède Fellini, non sans malice, nous l’avons bien précisé. Donc, il ne faudra pas creuser quelquefois trop profondément des images que l’auteur a placées en évidence, volontairement. Cependant, d’autres fois, et sans jouer les Trissotin de la psychanalyse, il sera utile d’aller plus loin, d’analyser, de creuser. Néanmoins, s’il nous fallait déjà prendre un exemple, nous dirions que ces grosses femmes qui hantent la plupart de ses films peuvent évoquer la mère. Sans doute est-ce là la signification qui vient rapidement (trop rapidement ?) à l’esprit ? Mais n’est-elle pas là, cette grosse femme, pour masquer (c’est le cas de le dire !) des signifiants plus anodins — du moins en apparence —, des images plus symboliques, plus profondes. Pendant que nous voyons ce qui saute aux yeux, nous oublions le reste. Et c’est souvent le reste, le soi-disant invisible, qui est important : ce que Fellini lui-même a mis dans le film, sans y penser vraiment, sans surtout une volonté humoristique de faire faire fausse route aux psychanalystes sauvages, aux apprentis sorciers que nous sommes.

Voici que la tâche se complique donc, devient plus ardue. Il serait plus facile, plus tranquillisant de s’en tenir aux thèmes familiers du fellinisme . Hélas, il faudrait aussi aller plus profondément, faire pratiquer des associations d’idées, fouiller les textes et les photogrammes des films pour trouver ce qui, caché ou masqué, peut nous dévoiler une vérité, une approche de ce qui pourrait avoir nourri l’imagination de Fellini.

On nous reprochera sans doute de trop vouloir “en faire”, de trop nous prendre au sérieux. Qu’on sache que nous n’avons pas la prétention de deviner les profondeurs de l’inconscient de Fellini. Sans doute, notre étude sera obligée en cours de route de reconnaître ses limites, ce que nous ferons du reste bien volontiers. Le drame serait, qu’au travers des thèmes et archétypes felliniens, nous ne proposions au lecteur, par un jeu de miroir, que notre propre analyse, et par ricochet nos propres abysses. Le lecteur ne manquerait pas d’y apporter inconsciemment les siens et de fil en aiguille, ce qui, au départ, voulait être une analyse, deviendrait un maelström dont nous ne saurions plus trouver la sortie.

Alors, en chemin, sans doute, nous faudra-t-il abandonner la psychanalyse de temps à autre, puisque nous ne possédons pas tous les éléments permettant une approche réelle et profonde. Et d’abord, la présence de Fellini lui-même, puisqu’il refuse tout entretien, toute interview prétextant, à juste titre, que tout est dit dans ses films et qu’il n’a pas à le redire. Tout y est dit mais il faudrait aussi savoir ce qui n’y est pas dit. Et ça, c’est impossible sans contact direct avec Federico Fellini. Alors, nous aborderons son œuvre également ou parallèlement par des chemins différents mais qui fatalement se rejoignent : sociologiques, politiques, métaphysiques et mythologiques. “Ce qui m’intéresse surtout dans une œuvre, écrit André Gide, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir : cette part de l’inconscient que je voudrais appeler la part de Dieu.”

Une illustration de la rêverie bachelardienne

L’inconscient est comparable à une mer profonde sur laquelle les chevaux blancs de l’écume seraient comme la manifestation, sans cesse détruite et sans cesse reconstruite, du conscient. Un conscient, donc, constitué de souvenirs et de fantasmes élaborés à partir de cette mer profonde dont la rémanence n’est plus à prouver. De cette mer surgissent monstres et sirènes, toutes choses réelles qui finissent par nous obséder. Tous ces bateaux aussi, tel le Vaisseau fantôme, qui n’accostent nulle part, et repartent aussitôt sans nous avoir offert leur secret.

La mer à Rimini. Le port. Fellini parle justement dans son ouvrage, Propos, de ces crêtes d’écume et nous fait une révélation : “Je cherchais des modèles illustres, comme Leopardi, pour justifier cette crainte du maillot, cette incapacité à prendre du bon temps comme les autres qui allaient barboter dans l’eau (c’est peut-être pour cette raison que la mer a pour moi un tel charme, comme d’une chose jamais conquise : l’endroit d’où viennent les monstres et les fantômes).”

Le silence de la mer, les nuits d’hiver, avec le vent glacé qui fait voler le sable humide et lourd, n’est-ce pas le caractère sacré et central de la rêverie fellinienne ? Il s’y référera toujours même en dessinant ces vagues d’écume. Et peu à peu, nous tissons tous les aspects de cette rêverie, non point écrite, telle que Bachelard a pu l’analyser chez Edgar Allan Poe, mais filmée, donc donnée à voir. Un à un, magiquement, dans tous ses films.

Et les monstres du Fellini-Circus ? Il ne faut donc pas s’étonner si l’on apprend qu’ils viennent également de la mer, cette profonde et fertile mer à Rimini. Même si le cheminement psychanalytique n’est pas évident ! Le livre nous donne un début de solution : “L’arrivée du cirque, la nuit, la première fois que je le vis tout enfant, eut pour moi le caractère d’une apparition. Cette espèce de montgolfière que rien n’avait annoncée, n’y était pas le soir ; et au matin, elle était là, devant ma maison. Cela me fit penser tout de suite à une barque d’une grandeur démesurée. Et par suite cette invasion (…) était reliée à quelque chose ayant trait à la mer : une petite tribu corsaire.”

La mer. Le vent. Le cirque. Les monstres. La montgolfière. Cette dernière image fait irréversiblement penser à la mère, qui réalise la jonction entre l’élément liquide et le ciel. Ne nous étonnons pas si dans La Città delle Donne, la montgolfière — autrement appelée du reste “ballon” — sert à faire s’enfuir le héros. Nous n’aurons rien prouvé si nous oublions de préciser que cette montgolfière-ci a la forme d’une femme plantureuse et souriante. Madone sexuelle de l’onde et du ciel. Matrice de toute chose. Vénus marine revue par le baroque.

On raconte beaucoup de choses — vraies ou fausses — sur Fellini qui, comme tout monstre sacré, entretient à l’envi sa légende. Mais il y a tout de même des faits que l’on ne saurait contredire : Rimini, la ville où il est né et dans laquelle, de son propre aveu, il ne retourne pas souvent, est construite au bord de la mer Adriatique, cette autre mer italienne qui protège et baigne le pays entier comme une mère abusive et dolente. De surcroît, rares sont les films où on ne la voie, où on ne l’entende ; et dans certains son absence se fait cruellement ressentir. Et même dans La Città delle Donne où on ne la voit pas, on la sait proche, puisque le train s’est arrêté en rase campagne, mais près de Fregene (ville au bord de la Méditerranée, près de Rome, où les Fellini possèdent une résidence secondaire).

On sait aussi que Fellini aime à rappeler qu’il n’a jamais vu la maison dans laquelle il est né à Rimini. Or, les civilisations océaniennes attribuent un pouvoir magique et religieux à la maison dans laquelle on voit le jour, tout comme, du reste et pour beaucoup d’autres civilisations, la dernière demeure. Ne pas connaître sa maison de naissance, c’est être un peu orphelin et la recherche du ventre nourricier et matriciel sera peut-être le substitut de cette connaissance. On recherche toujours ce que l’on n’a pas connu, ce qui nous a manqué : de cette manière, la psychanalyse explique la formation de nombreuses névroses ou situations anormales. Tout habitacle, dirait Bachelard, évoque l’abri premier, le ventre de la mère : coquille d’escargot, ventre de la baleine, cabane au Canada, bunker de la guerre de 40 sur la côte méditerranéenne, grotte, lupanar romain, labyrinthe, etc. C’est ce que nous pourrions appeler la rêverie conchyliologique, celle de l’enfermement, qu’il soit protecteur ou étouffant. Tout film de Fellini repose sur cette rêverie-là. Nous la retrouverons souvent, avec d’autres dont elle est quelquefois le pilier. Parfois, cet enfermement peut être double, comme si Fellini redoutait la mise à nu, la découverte : grotte à l’intérieur de la terre grasse et nourricière, ventre de la baleine à l’intérieur de la mer profonde et silencieuse, nacelle au cœur de la forêt.

Renversement dialectique : ce qui est ouvert devient fermé et rien n’est plus difficile à cerner que la rêverie fellinienne. Il nous faudra partir de repères précis, et nous ne disposons que d’images données à voir dans de multiples films. Mais aussi des diagrammes qui sont le film arrêté, de musiques fort belles et fort significatives, puisque l’on sait aussi que Fellini travaillait en symbiose avec Nino Rota jusqu’à la mort de celui-ci. On observera également les décors, costumes, peintures toujours réalisés par des artistes précis mais sous la férule du maestro.

Tous ces documents, archives vivantes, qui nous parleront de lui, de cette recherche hypnotique et obsédante de la mère morte. Oui, mère morte même si elle vivait toujours à Rimini, du moins jusqu’en 1984, elle n’en paraît pas moins morte dans l’esprit et l’inconscient du créateur, si bien qu’il la recherche en toute femme. Bien sûr, il faudrait se demander pourquoi. En effet, pourquoi la femme vue et découverte dans le cinéma de Fellini est-elle une femme double, quelquefois multiple, en tout cas duelle comme ces jumelles, Gil et Viviane Lucas, entr’aperçues dans La Città delle Donne. Les personnages masculins préférés de Fellini sont tous à la recherche de cette connaissance, comme s’ils avaient entrepris à leur insu un voyage initiatique qui les conduira nulle part : Guido, Casanova, et même Zampano. Nous tenterons de voir pourquoi.

Il ne s’agira pas non plus de se poser la traditionnelle et somme toute banale question : machisme ou pas machisme. Le problème est certainement ailleurs. Un génie comme Fellini ne peut que fantasmer dans des domaines plus divers et plus précis que ces problèmes purement sociaux, dans le cadre d’une société italienne dans laquelle le matriarcat non avoué ne peut qu’aboutir à la domination du mâle. Il est cependant vrai que le problème s’est posé au moment de la sortie de La Città delle Donne, et nous l’aborderons en temps utile. Cependant, pour un homme, quoi de plus protecteur finalement, quoi de plus conchyliologique, que ce rêve d’une cité des femmes, une ville dans laquelle l’homme serait non pas banni, mais étranger, hors les normes comme il existe une église à Rome nommée Saint-Paul-hors-les-murs. Une cité qui n’a pas les mêmes règles et les mêmes us que celles habitées par ces deux êtres appelés à se faire éternellement la drôle de guerre : l’homme et la femme. Non qu’ils ne se comprennent pas, mais sans doute que leur union ressemble un peu à une incongruité, comme ce remuement de piston accompli proprement et consciencieusement par Casanova dans ses accouplements héroïques.

Il y a bien sûr dans l’œuvre de Fellini une zone d’ombre que nous ne voudrions, ni ne serions capable de découvrir. Il faut faire avec. Mais il serait néanmoins nécessaire de partir avec quelques certitudes, quelques points irréfutables, modestement bien sûr, comme Descartes qui ne pouvait — en même temps qu’il doutait du monde — douter de son doute. Et cette certitude première, peut-être faut-il la dénicher dans cette connotation sempiternelle : mer/mère (mare/madre).

La mère morte, le silence de la bande-son avant la post-synchronisation, l’immobilité du voyageur sans bagage, sans certitude : même pas celle du cinéma. Fellini rêve d’un film dans lequel l’image serait éternellement la même et éternellement différente : “Je ne sais pas distinguer un film d’un autre ; entendons-nous : je parle de mes films. Pour moi, j’ai toujours tourné le même film. Ce sont des images et uniquement des images, que j’ai tournées en employant les mêmes matériaux (…).”

Le cinéma de Fellini est marqué par de nombreuses images que certains critiques considèrent comme artificielles et d’autres comme fantastiques, par exemple Jean-Louis Bory. Il serait fastidieux d’essayer d’établir une liste de toutes ces images. Il faudra les analyser au cours de nos démonstrations, conscients d’en oublier, mais ce qui est certain c’est qu’elles sont en relation directe avec la terre, la boue, le marécage, la lagune, le sable, etc. : tous ces éléments liés à l’eau première . Il y aurait chez Fellini une sorte d’involution psychanalytique comme s’il s’enlisait de plus en plus dans ses fantasmes, quitte par moment à faire du Fellini. On ne peut pas toujours être aussi catégorique vis-à-vis d’une approche analytique et de plus notre attachement à l’œuvre et au cinéaste lui-même est une affaire plus passionnelle que raisonnée. Dire qu’on aime ou qu’on n’aime pas, est une façon simpliste et amusante de signifier que l’œuvre de Fellini ne peut que réveiller les passions, tant elle est personnelle et riche. On peut dire que, d’un côté, nous avons les symboles psychanalytiques, comme la mer, la mère, la baleine, images précises et obsédantes, et de l’autre l’image de la vie qu’il faudrait vivre comme une perpétuelle progression initiatique de l’enfance vers l’âge adulte qui aboutit à des métamorphoses.

Roma, c’est la ville-mère, l’origine, la pérennité, le début et la fin de toute rêverie, mère nourricière et mère initiatrice aux plaisirs et aux malheurs du sexe. C’est pourquoi, choisissant un ordre délibérément non chronologique, nous dirons d’abord quelques mots de Roma, film sorti en 1972. Pourquoi parler d’abord de Rome ? Certainement parce qu’elle symbolise la mère adoptive. Cette ville, de plus, est un carrefour de civilisations différentes, haut-lieu du catholicisme, ce n’est pas pour rien qu’elle est devenue le théâtre du cinéma fellinien et la matrice dans laquelle baigne également Fellini. Rome peut donc bien être représentée sous les traits d’une bonne mère, d’une mauvaise mère, d’un être double, multiple.

Et elle arrive, cette mère, sous les traits d’une prostituée de la Via Appia Antica, les poings sur les hanches, se détachant sur fond de ciel en feu, pourpre, annonciateur de catastrophes et de fin du monde, mais aussi rappel de la couleur du sang. Ce rouge qui, pour Bergman, est l’antichambre de la mort , et quand on sait l’attachement et l’admiration que Bergman et Fellini se portent mutuellement ! “J’ai une grande admiration pour Fellini, déclare Bergman. Je sens une espèce de contact fraternel avec lui, je ne sais pas exactement pourquoi… Je l’admire de façon colossale.”

Elle ressemble un peu à une photo de Brassaï, cette prostituée, les poings sur les hanches, mais en plus elle acquiert avec Fellini, une dimension autre, plus humaine qui la sépare du côté sordide où l’on a trop souvent tendance à la classer, qui la divinise en quelque sorte, en fait une mère universelle et bienveillante, ange tutélaire et maudit en même temps. Car il ne faut pas oublier que la mort habite Roma d’un bout à l’autre, que ce soit sur le périphérique , au Vatican avec ce défilé de mode pour morts-vivants. Mais aussi dans ce refus plus ambigu de cette déesse-mère statufiée pour l’éternité dans l’humidité vaginale du métro romain. Elle nous tourne littéralement le dos comme si elle était offusquée par les investigations des technocrates dans les méandres de la partie cachée de Rome, comme si elle nous rejetait, nous refusait définitivement parce que nous avons transgressé un tabou. Cette déesse-mère de la fécondité, Gaïa ou Demeter, reste aussi de marbre à l’approche de ces drôles de mineurs de fond, dont les lampes font mourir les fresques antiques, avec ce vent de l’Histoire qui, comme toujours chez Fellini, s’engouffre dans les espaces laissés libres par le temps. Ce vent entre avec son bruit lancinant, nous l’entendons déjà au début du film et toujours il sera présent pour signifier l’indicible, la marque du temps que l’on ne peut rattraper, que l’on ne peut dompter.

Le temps passe, nous grandissons et notre mère bien-aimée nous quitte pour toujours. Elle n’est plus cette madone qui nous a élevés, elle devient un être monstrueux, dont la sexualité nous est inconnue, voire incongrue. Adieu les visages des madones du Carpaccio et de Michelangelo. Nous avons hélas grandi et elle nous a, non pas oubliés, c’est nous qui l’avons changée en grandissant : elle n’est plus la mère nourricière et protectrice. Elle est devenue la femme, un peu inquiétante, un peu indécente aussi, étrangère, voire souvent monstrueuse : la mangeuse de spaghettis de Roma dont Ettore Scola s’est largement inspiré pour créer un des personnages principaux d’Affreux, sales et méchants. C’est aussi, dans Otto e mezzo, la Saraghina attirante et inquiétante à la fois qui danse sur la plage, comme ce pourrait être Anita Ekberg vêtue en ecclésiastique dans La Dolce Vita. Il est intéressant de noter que l’une des rares fois où Fellini choisira de montrer une “vraie” mère, en l’occurrence celle de Guido dans Otto e mezzo, il choisira une interprète frêle et menue qui disparaît dans un dernier au revoir.

La femme fait peur chez Fellini, elle participe souvent de ce que Caillois appelait le Fascinans et le Tremendum. Peut-être est-elle un peu inquiétante parce qu’on la sent habitée d’un autre monde que Fellini voulut découvrir dans Giulietta degli spiriti sans y parvenir toutefois. Preuve supplémentaire de la difficulté de l’entreprise. Si nous avons encore recours à Bachelard, la rêverie féminine est souvent régie par l’anima, féminine et toujours aquatique. “Quand nous aurons compris, écrit-il, que toute combinaison des éléments matériels est, pour l’inconscient, un mariage, nous pourrons rendre compte du caractère presque toujours féminin attribué à l’eau par l’imagination naïve et par l’imagination poétique. Nous verrons aussi la profonde maternité des eaux. L’eau gonfle les germes et fait jaillir les sources. L’eau est une matière qu’on voit partout naître et croître.”

Est-ce pour cette raison que, chez Fellini, les scènes aquatiques sont souvent souterraines, comme pour justifier l’idée que, chez la femme, l’anima est cachée, aquatique, protégée, utérine comme ce placenta qui nous abrita quelque temps. Il y aurait grosso-modo deux univers qui se chevauchent : l’un plus aérien et brûlant avec ses querelles, ses doutes, ses batailles — l’animus typiquement masculin, actif — et d’un autre côté, le monde de l’anima, fragile, douce et souvent aquatique ou terrienne qui aime à se cacher et que l’homme ne comprendra jamais, sauf peut-être les homosexuels, mais là c’est une autre histoire. Disons en un mot que ce n’est peut-être pas par hasard si dans La Città delle Donne, l’homme est retenu prisonnier par les femmes dans une sorte de grotte matricielle, gardée par des caricatures d’homosexuels.

Tout l’univers fellinien repose donc sur cette dialectique du dedans et du dehors : l’un aérien et brûlé, l’autre liquide ou humide. Sous la terre, il y a l’eau et il nous faudrait faire en temps utile un inventaire de toutes les images qui connotent cette idée. Cependant, et Fellini le sait, cet antre protecteur, quasiment utérin et humide peut devenir un linceul : de l’eau génitrice peut venir la mort. Ce que Bachelard appelle le complexe de Caron. “La mort dans les eaux sera pour cette rêverie la plus maternelle des morts. Le désir de l’homme, dit ailleurs Jung, “c’est que les sombres eaux de la mort deviennent les eaux de la vie, que la mort et sa froide étreinte soient le giron maternel, tout comme la mer, bien qu’engloutissant le soleil, le ré-enfante dans ses profondeurs… Jamais la Vie n’a pu croire à la Mort”.”

Notre étude utilisera donc les concepts définis par la psychanalyse, surtout par Jung et Bachelard, dans la mesure où Fellini se déclare jungien et d’autre part parce que son œuvre n’est ni réellement autobiographique ni entièrement analytique. Il faut donc la considérer sous l’angle de l’inconscient collectif. Rechercher des symboliques concernant les éléments (eau, air, terre, feu) un peu à la manière de Gaston Bachelard, mais aussi en liaison avec les grands thèmes archétypaux comme la femme, la mère, la nature, le sacré, le profane, etc. Fellini l’écrit lui-même : “Mon cinéma est un travail qui exige une maîtrise totale de la langue en tant que vision du monde, des mythes, des imaginations collectives.”

Déjà l’approche psychanalytique se précise un peu : elle se servira beaucoup de l’œuvre, de l’image, des symboles qu’on pourra y découvrir, et très peu de la vie personnelle de l’auteur, sauf ce que toutes les biographies rapportent, d’abord par discrétion et ensuite par désir d’universalité. Fellini est un artiste et c’est de son art qu’il s’agit.
Le stade du miroir

A travers le “complexe d’Ophélie” , Bachelard analyse ce personnage shakespearien qui se contemple jusqu’à la mort. L’imaginaire fellinien n’échappe pas, semble-t-il, à cette réalité archétypale. Cocteau écrivit que “dans les miroirs, on voyait la mort au travail”. Certes, la vieillesse qui s’imprime sur notre visage se découvre lorsqu’on se regarde dans la glace, mais aussi et surtout parce que le miroir parle à notre inconscient à plusieurs niveaux :

  • a — dans l’enfance, il est le passage obligé à la connaissance de soi, il aide à constituer l’ego dans le puzzle de sensations diverses.
  • b — il permet de se regarder et renvoie le double inversé de notre image.
  • c — il évoque le rapport au double et la schizophrénie peut, par exemple, altérer les perceptions de la réflexion dans le miroir. Le schizophrène ne se reconnaît plus, l’image est autre, différenciée, cassée.
  • d — il est l’instrument du cinéma car il permet réellement les maquillages, autour de lui s’est développée toute une imagerie propre au déguisement, à la transformation : loge d’artiste, clown se maquillant, etc.
  • e — enfin, le miroir permet également la mise en abyme. Qui ne connaît pas les miroirs placés face à face et qui permettent d’avoir, sous un certain angle, un aperçu de l’infini : l’image qui renvoie à l’image, et ainsi de suite . Utilisé au cinéma, ce miroir permettra aussi de renvoyer la lumière ou d’agrandir un espace sur le plan technique. Et sur le plan de la signification, il pourra être utilisé symboliquement pour traduire des effets psychologiques. On ne rit pas toujours à se voir si belle en ce miroir.

Et nous prendrons quelques exemples dans les films de Fellini :

  • Sur le périphérique de Roma passe un camion avec une plate-forme ouverte sur laquelle un grand miroir ancien, vaguement Louis XV, est amarré. Un homme joue à y contempler son reflet et c’est la mort avec sa faux que l’on verra passer. Le ciel est bas, il pleut, les gens sont stressés. Un petit retour vers Baudelaire, dont le symbolisme est repris dans un plan suivant par la violence du cheval lâché seul sur cette autoroute embouteillée.
  • L’œil du poisson-double dans Le Casanova rappelle en quelque sorte le miroir sans tain qui permet de voir sans être vu. Encore un autre aspect de la mise en abyme. L’épisode est celui où une religieuse a donné rendez-vous à Casanova afin qu’un homme influent puisse les observer faire l’amour sans être vu, derrière cet œil qui s’ouvre et donne à voir comme à l’intérieur d’un miroir. Idée proprement vertigineuse. Le miroir n’est pas un double mais une apparence derrière laquelle se cache le voyeurisme. Le miroir, thème cher à Baudelaire dans Les fleurs du mal, est éminemment érotique.
  • Guido seul dans la salle de bains de l’hôtel des Thermes (une scène qui évoque d’ailleurs Bergman, période noir et blanc) allume la lumière et découvre son visage las et triste dans le grand miroir de cette immense pièce carrelée de blanc évoquant une clinique ou une morgue. Il ne semble pas se reconnaître. Cette seule séquence, muette, permet de se rendre compte qu’il ne va pas bien, qu’il est au bord de l’épuisement, de la dépression et pourquoi pas de la schizophrénie (du moins à ce moment précis du film).
  • Le miroir sert à découvrir aussi le visage de quelqu’un dans une sorte d’altérité indirecte. Ainsi, dans la scène du train, au début de La Città delle Donne, Snaporaz découvre le visage de la dame du train (Bernice Stegers) dans le reflet du petit miroir de la cabine des toilettes dont la porte est restée entrouverte. * Le miroir peut être aussi bien un écran télévisé ou de cinéma. Fellini l’utilise dans la séquence d’Intervista au cours de laquelle Marcello-Mandrake projette la scène de la Fontaine de Trevi de La Dolce Vita sur un écran improvisé, trente ans après aux mêmes protagonistes — Anita et lui — vieillis, enlaidis. En effet, Intervista est construit en une sorte de mise en abyme constante. Le thème de départ est bien un entretien filmé que Fellini accorde — à son corps défendant, semble-t-il — à des journalistes japonais émerveillés et candides (comme des enfants) à la découverte de Cinecittà et de son grand magicien.

Mais en réalité, il ne s’agit que d’un prétexte et la force du film vient en quelque sorte de l’idée géniale d’avoir (contrairement aux Clowns, à Roma ou à cette émission de télévision consacrée aux rushes oubliés dans laquelle la monteuse était visiblement une actrice) gardé l’équipe habituelle de tournage dans son propre rôle. En effet, la réalité donne le vertige — un vertige voulu — qui accentue la situation d’irréalité dans laquelle Fellini nous place. Nous ne savons plus en fait où commence la fiction et où finit la réalité. Maurizio Mein est saisissant dans son rôle d’assistant dans la mesure où, justement, ce n’est pas un rôle de composition. Il ressemble tellement à Fellini plus jeune que le vertige s’accentue notamment lorsqu’il explique qu’être assistant c’est en quelque sorte demeurer adolescent toute sa vie, récurrence fellinienne. Et le film fonctionne de la sorte. On sait par exemple, que le cinéaste procède ainsi pour sélectionner ses personnages : petites annonces, rencontres fortuites, etc.

Dans Intervista, le casting est mis en scène, certes, mais si criant de vérité que ce film très construit, ressemblerait presque à du cinéma vérité, notion que Fellini refuse. Du coup, les journalistes japonais prennent plus de relief. On en vient à se demander s’ils ne sont pas réellement là un peu par hasard, un peu dans les pattes de Fellini comme on pense qu’ils pourraient l’être effectivement dans la vie. Le producteur communiste aussi devient plus que réel dans ce changement donné à voir : ne remplace-t-il pas au pied levé le Napolitain porté pâle pour interpréter le rôle du fasciste dans le tramway de Cinecittà. Quand on sait qu’il ne s’agit pas d’un véritable producteur, nous sommes encore une fois devant un mystère, celui de l’acteur. Ne parlons pas de cette idée didactique consistant à expliquer le cinéma mussolinien de la jeunesse de Fellini. On entre là dans le cinéma dans toute la magie de la reconstitution et comme dans un labyrinthe. La Casa del Passeggero recréée dans le vieil hangar des tramways, les réalisateurs hystériques, etc. Ainsi, Fellini se pose en démiurge : à chaque fois que nous nous croyons installés dans un film, il vient nous dire que c’est du cinéma.

Prenons deux exemples :

  • Les éléphants en carton sont jetés à terre par le réalisateur dans sa colère. A la fin de la séquence, on entend Fellini qui le réprimande parce qu’il fallait faire tomber en premier celui qui est le plus près de la caméra.
  • L’actrice présentée au Japonais comme la vestale de Cinecittà, et qui y est comme dans son jardin puisqu’elle y cueille des pissenlits, se retrouve ensuite “piégée” et nous aussi lorsque, dans l’extrait consacré au tournage de l’Amérique de Kafka, elle s’impatiente en demandant à quoi peut bien ressembler son costume de vestale.

Et enfin l’effet de miroir est à son comble, pour diverses raisons, dans la séquence qui se déroule chez Anita Ekberg. Elle procède de façon très logique comme un récit. Fellini entraîne Marcello Mastroianni et une partie de l’équipe dans une virée dont il cache le but. Marcello est vêtu en Mandrake. La voiture de Fellini — on en vient à se demander si c’est la sienne dans la vie — et son cortège semblent se perdre dans la campagne romaine. Marcello s’impatiente car il est attendu à Cinecittà pour son tournage publicitaire. Fellini demande le chemin de la villa Pandora — à l’origine cette première femme créée par Jupiter s’appelait ainsi parce qu’elle possédait tous les dons, comme Anita ? — à un prêtre à vélomoteur qui ressemble étrangement à Richard Basehart (l’interprète d’Il Matto et de Picasso ). A son tour, effet de miroir, celui-ci reconnaît Mastroianni dans la voiture et les guide tel un ange échappé de la boîte de Pandore, la magicienne. Ils arrivent enfin devant le portail d’une villa banale (encore une fois : est-ce la vraie maison d’Anita ?).

L’extérieur est agressif : interphone, chiens hargneux qui hurlent, caméra vidéo, voix d’Anita qui ne veut pas ouvrir. C’est Federico — ce vieux menteur, dixit Anita — qui la charme par le biais de l’interphone. Elle ouvre enfin. A l’intérieur du jardin, les voitures sont agressées par les chiens (des cerbères !) comme dans un zoo où l’on doit circuler fenêtres fermées. Seule Anita, hiératique et quasi mythologique dans son peignoir orange puis son paréo, a la possibilité de les calmer. L’atmosphère bascule alors et devient plus tendre au moment même où les visages, à l’envers, de Marcello et d’Anita se reflètent sur le toit irisé de la Mercedes de Fellini. Moment magique. Nous basculons dans un autre monde : celui de la jeunesse, de l’amour. tout devient plus doux. Mandrake le Magicien et son escorte pénètrent dans la vaste maison et à ce moment, ce n’est plus Fellini mais son double mastroiannien qui possède les clés. Il charme Anita, comme par le passé et les Japonais aussi sont conquis. L’un d’entre eux propose des massages relaxants anti-tabagisme à Marcello qui se laisse faire sans illusions.

Même si l’intérieur est la copie de l’appartement réel d’Anita — comme on avait réalisé la copie de celui de Marlène Dietrich pour un film récent — il n’empêche que nous savons qu’il s’agit d’un décor. Tout Intervista est construit de la sorte : nous faire passer sans arrêt du cinéma au cinéma. L’illustration magistrale est bien sûr l’apparition magique de l’écran sur lequel Mandrake projette deux séquences vertigineuses d’un passé de cinéma. La danse d’Anita et de Marcello puis le célèbre passage de la baignade dans la fontaine de Trevi. Dans la première on assiste à une déclaration d’amour jouée à tous les sens du terme, et dans la seconde, à une forme de baptême sensuel de Marcello qui entre en hésitant dans l’eau. Et lorsqu’à la vision de ces images, Anita pleure, nous pleurons aussi non pas comme à un quelconque mélo, mais à cause de la magie du cinéma, de la permanence des émotions qu’il véhicule, réactivées à la vision de ce film dans le film. Et Marcello casse l’émotion un instant en la rendant dialectiquement plus intense en demandant de la grappa.

Dernier clin d’œil de Fellini. A la nuit tombée, lorsque l’équipe s’en est allée, un dernier plan nous montre la villa d’Anita. Extérieur, nuit. Les trois cerbères sont assis dans l’herbe face à la maison. Ils sont en carton, sans volume, avec de la fourrure collée par dessus pour donner l’illusion de la réalité. N’oublions pas : ce n’était pas la réalité. C’était du cinéma. Et la question qui vient tout naturellement est celle concernant cette extrême pudeur de Fellini. Faire un film, c’est montrer et cacher, c’est se dévoiler et se masquer pour ne pas se compromettre. “On ne sait rien, on imagine tout” . Alors qui est la véritable Anita ?

C’est aussi l’écran géant de La Città delle Donne où une dizaine d’enfants découvrent les joies du sexe sur un immense lit. Les images projetées les excitent et le lit devient comme le double de l’écran sur lesquels ce sont les enfants qui deviennent les protagonistes de leur désir et qui se masturbent allègrement.

Il peut être également la démultiplication, sorte de dédoublement du personnage central comme c’est le cas dans une scène de La Città delle Donne pendant laquelle Snaporaz en costume noir (à gauche de l’écran) ne semble pas voir l’image de lui projetée sur l’écran blanc. Cette photo a été prise au moment où il demande un baiser à l’inconnue du train. Adossé au pin, il ressemble à un crucifié et sa demande de plaisir fait penser à de la douleur.

En guise de conclusion sur ce thème du miroir qui nous conduit directement au problème du double, on pourrait signaler que l’enfance n’est pas loin et que le stade dit du miroir se prolonge tout au long de la vie comme si la reconnaissance de sa propre image était à la fois un enchantement et un traumatisme à jamais inscrits dans notre structure mentale. C’est cette magie un peu frustrante que Fellini décrit sans le vouloir vraiment dans ce passage concernant des acteurs célèbres : “Sica, aussi bien que Toto, parvenait à garder dans la vie cette qualité aérienne, impalpable, qui fait que certains êtres sont vus comme dans les profondeurs magiques d’un miroir, quelque chose de féerique et d’impossible à atteindre.”

La maison idéale : Cinecitta

“Le studio n’est plus un simple lieu matériel de travail pouvant être remplacé ou supprimé, mais il devient vraiment une sorte de demeure mentale, psychologique et matérielle de l’expression.” A cet amour pour Cinecittà, la maison idéale, lieu du rêve et de la création, Fellini a consacré un très beau livre, Cinecittà, que nous utiliserons. En effet, Federico Fellini ne travaille pas à Cinecittà, il y vit, il y mange et il y dort (ou presque). C’est sa maison — le studio 5 — devenue mythique. Le film Intervista est également un brillant hommage à la féerie et à l’aspect ludique et magique de Cinecittà. Elle est une véritable usine à rêves qui, malheureusement, se consacre de plus en plus aux productions télévisuelles au grand dam du cinéma. Celui-ci connut d’ailleurs son heure de gloire après la deuxième guerre où nombre de superproductions américaines comme Cléopâtre ou Ben-Hur furent tournées, une manière de rembourser les dettes du plan Marshall. Epoque bénie pour les travailleurs du cinéma et pour le rayonnement de l’Italie en matière de production cinématographique.

Cinecittà fut inaugurée le 28 avril 1937 par Mussolini qui voyait dans le cinéma une façon de transmettre son idéologie nationaliste et fasciste et aussi de donner satisfaction à son fils Vittorio qui deviendra réalisateur. Pendant la guerre, au moment de la libération de Rome par les Américains en 1944, Cinecittà devint un camp de réfugiés. Voici en quelques mots l’histoire de cette extraordinaire ville du cinéma de 585 525 m2, lieu mythique pour des générations de cinéphiles. Pourtant, et c’est Fellini lui-même qui le constate, ces immenses studios n’ont rien de fascinant, du moins vus de l’extérieur, et ressemblent à une sorte de grande clinique psychiatrique (sic).

Fellini y a élu domicile depuis de nombreuses années, en tout cas déjà depuis La Dolce Vita puisque la Via Veneto y fut reconstruite pour des raisons de facilité. Fellini raconte dans Cinecittà que le tournage en extérieurs lui avait posé de nombreux problèmes : attroupements de badauds, gêne pour la circulation et même insultes répétitives d’un intrus installé sur le trottoir. Bref, au moins depuis Satyricon, Fellini monopolise le studio 5, le plus grand, pour y installer son staff, sa salle à manger, son chauffeur, son masseur, son bureau et ceux des assistants. Sorte de grand Fellini-Circus où tout est à portée de main, où finalement rien n’est impossible. Cinecittà est devenue la maison idéale du démiurge ; l’appartement de la Via Margutta, au centre de Rome, la maison du couple. Sorte de bipolarité entre le travail comme une fête et la vie privée avec Giulietta Masina.

On peut dire que cette installation progressive et maintenant rituelle correspond aussi à l’abandon définitif d’une certaine forme de cinéma plus ou moins apparenté au néo-réalisme : La Strada, Il Bidone, I Vitelloni. En effet, La Strada comporte de nombreuses scènes en décors naturels, quasiment toutes du reste, et avec des acteurs secondaires non professionnels. Progressivement, Fellini le vagabond, va s’installer dans les studios, tant et si bien que le tournage va se faire de plus en plus en intérieurs avec des moyens financiers fabuleux. Sans doute est-ce cette possibilité qui transformera le cinéma de Fellini en Fellini-Cinéma, c’est-à-dire en un art à part, une mise en scène qui séduit ou irrite mais qui n’a pas d’équivalent dans le monde sur le plan de la forme. Ainsi, Le Casanova est entièrement tourné en décors artificiels : la mer — dont tous les critiques ont parlé — est faite de feuilles de plastique et les canaux, le Grand Canal et les palais de Venise sont reconstruits, agrandis, modifiés pour donner une apparence plus matricielle à cette ville : “J’avais besoin d’une Venise avec plus d’eau, avec de l’eau partout, d’une ville semblable à une enveloppe amniotique, à une vessie humide” déclare Fellini.

On a pu reprocher cette attitude à Fellini, l’accusant d’être dispendieux, mégalomane et même légèrement schizophrène. Nous ne pouvons entrer dans ce débat car les raisons de cet isolement sont certainement purement professionnelles comme il aime à l’expliquer chaque fois que nécessaire. Il est vrai qu’il est sans doute beaucoup plus confortable d’avoir le décor tout préparé et d’autre part, l’interaction du décor et de l’œuvre vont contribuer à donner naissance à un art propre à Fellini : maîtrise de la lumière, des maquillages, des couleurs, des formes et des matières. Bref, un monde est né : le fellinisme dont le tandem Satyricon / Le Casanova est un brillant exemple. Certes, il existait déjà, cet univers si particulier, en filigrane, dans La Strada. On songe à ce passage sublime et mystérieux : ce cheval noir qui traverse seul l’espace, la rue d’un village la nuit, alors que Gelsomina assise attend le retour de Zampano. Mais il est évident que cet univers va exploser comme un feu d’artifice à partir du moment où Fellini ne travaillera plus qu’en studio, à part quelques rares scènes (du Satyricon ou de La Città delle Donne) pour lesquelles l’espace réel était nécessaire : la mer, les pins de Fregene.

On pourrait dire qu’il s’agit là d’une raison objective quant au choix définitif de Cinecittà, tant et si bien que Fellini a refusé des contrats mirobolants avec Hollywood tellement il aime Cinecittà et Rome. Mais les raisons subjectives ? Elles sont sans doute multiples. Essayons d’y voir plus clair. On a dit que Cinecittà représentait la maison idéale pour un cinéaste démiurge. Certes, mais nous avons déjà fait remarquer que, du moins dans ses films, le héros est un vagabond, si l’on peut dire, un personnage toujours poussé vers le devenir ou la fuite. “Dans un film de Fellini, écrit Jean Collet, nous sommes conviés à avancer vers la nuit, l’inconnu. A désapprendre, et à nous déprendre.” Cette nuit, par opposition à la lumière que Fellini déclare être l’instrument fondamental du cinéma, nécessite une mise en scène très stricte. Ce n’est pas paradoxal. Ce grand désordre voulu qui règne souvent dans un film de Fellini n’est qu’apparent. Il nécessite bien sûr une excessive rigueur dans la construction de l’image, dans l’utilisation de l’éclairage.

Regardons comment sont construits les plans du banquet de Trimalchion dans le Satyricon. Une succession d’images mises en scène avec alternance de personnages en action à droite ou à gauche, avec comme premier plan un ou des visages qui regardent la caméra, donc le spectateur, d’une façon absente et interrogative. Ce regard d’un personnage venu du premier siècle après Jésus-Christ nous questionne, nous dérange et c’est proprement nouveau. Le Satyricon n’est pas un péplum comme les autres, certains disent qu’il ne lui manque plus que l’odeur, gage de sa réussite totale et quasiment cénesthésique. Un film qui semble sorti directement de l’Antiquité, mais une Antiquité archétypale et non pseudo-réelle. Tout, jusqu’à la musique étrange, mélange de diverses origines, a été calculé, réinventé pour donner un hyper-réalisme à côté duquel le néo-réalisme semble artificiel.

Mais tout ceci nous éloigne un peu de notre propos. Le choix de Cinecittà est important car Fellini a toujours voulu avoir sa propre maison de production (la Federiz qui a vécu un an !) et un lieu pour travailler. Encore la sempiternelle recherche d’un endroit où se poser alors que sa nature est volontiers éparpillée, paresseuse et nomade. Dans son ouvrage, Liliana Betti, la fidèle assistante, raconte qu’au moment du tournage de Toby Dammit, Fellini déclarait en avoir assez de ne pas posséder d’endroit spécifique pour préparer ce film. “Les divers bureaux de production où nous nous étions accrochés d’un film à l’autre, le hall du Plaza, un petit coin du café Greco, nous avaient fait supporter notre instable condition de nomades (…) Mais Fellini avait pris une décision : il fallait trouver des bureaux.” Ces locaux sont enfin découverts, justement au 27 de la Via della Fortuna — encore un des multiples signes qui jonchent la vie de Fellini !— et Federico Fellini passe son temps à le meubler au lieu de lire les œuvres de Poe, alors qu’il vient de signer avec des producteurs français un contrat pour l’adaptation d’une des Nouvelles histoires extraordinaires. Il ne sait pas encore que ce sera : Il ne faut jamais parier sa tête avec le diable. Fellini met du temps à choisir et selon la description qu’en donne Liliana Betti, on a l’impression d’avoir affaire à un homme qui hésite bien souvent, qui ne sait pas dire non, lunaire et un peu fantasque. Ne lui a-t-il pas confié : “Mon esprit d’organisation, mon activité deviennent prodigieux uniquement s’ils sont appliqués à des entreprises absolument inutiles.”

Finalement, ces bureaux seront meublés de façon moderne et simple — des meubles en teck fabriqués par un artisan de la banlieue romaine — et ressemblent fort à un petit deux-pièces, cuisine, salle de bains. Ceci nous paraît très intéressant. Comme si, pour un temps, Fellini avait réussi à trouver un nid en dehors de l’appartement de son couple, qu’on imagine facilement géré et décoré par Giulietta Masina.

Effectivement, la description qu’en donne Liliana Betti est, à cet égard, assez édifiante : “Ces locaux pourraient être tout ce qu’on veut : une garçonnière excentrique, une boîte aux lettres sans nom de locataire, un caprice resté inhabité, la filiale d’un négociant en peaux de rennes, la façade respectable et modeste d’un trafiquant de stupéfiants. L’absence de nécessité quotidienne, d’une finalité concrète qui les justifie, en fait une sorte d’état existentiel, ou d’espace métaphysique où l’on va pour penser, pour se reposer, ou pour disparaître.” Disparaître — terme d’ailleurs à double sens : se cacher et/ou mourir — : peut sembler assez paradoxal pour quelqu’un qui fait un métier public, qui manie le téléphone, et qui est obligé d’être en contact permanent avec de nombreuses personnes souvent insistantes, envahissantes voire quérulentes. Encore un paradoxe de Fellini. Tenter de vivre caché tout en ayant une profession qui donne à voir, à se montrer même s’il refuse dans la mesure du possible journalistes, conférences de presse, cocktails et festivals. On dirait, du reste, que cette volonté de demeurer inconnu tout en étant l’un des plus célèbres cinéastes vivants du monde procède de la même volonté de chercher une maison pour la quitter tout aussitôt. En tout cas, quitter la maison symbolique car l’on sait très peu de choses sur sa maison réelle.

Cinecittà abrite donc Fellini au travail depuis de nombreuses années, du moins le Studio 5. Cela s’est sans doute fait petit à petit mais le tournage d’un de ses films ne peut plus se concevoir ailleurs maintenant. Cet endroit est devenu à la fois lieu de travail et lieu de rêve : travail parce que Fellini peut y rencontrer les comédiens pour le casting, les assistants et les divers corps de métier (décorateurs, couturières, maquilleurs, effets spéciaux, etc.) qui sont sur place. Lieu de rêve aussi car lorsque le tournage commence toute l’alchimie du rêve s’y réalise pleinement en symbiose : de la préparation au montage et au doublage.

Cette passion est tellement grande et dévorante que le studio 5 est devenu la maison fellinienne, à la fois réelle et imaginaire. Nous disions qu’il y mangeait, recevait ; ceci sans exagération puisque lui-même le raconte dans Cinecittà. Des épisodes drôlatiques de cette maison bizarre sont donc rapportés dans ce très bel ouvrage : la cuisinière, le bureau, le chauffeur, etc. Tout est tellement imbriqué qu’on ne sait plus quelle est la part du cinéma et quelle est la part de la réalité. Le film a dévoré tout l’espace et ce qu’Intervista montre magistralement, c’est l’imbrication de la vie et du rêve par le biais des films dans le film et des interviews qui sont autant fausses que les décors. Seul Fellini y est réel mais revu et corrigé par sa propre réflexion sur son rapport au réel, symbolisé entre autres par les Japonais.

En un mot, Cinecittà, par la complexité de l’approche cinématographique, devient la maison cosmique, celle où tout est possible, où la nature peut exister tout comme le rapport de l’homme au monde. Jacqueline Risset (citée par Jean Collet) écrit : “Ainsi, une immense maison cosmique est en puissance dans tout rêve de maison. De son centre rayonnent les vents, et les mouettes sortent de ses fenêtres. Une maison si dynamique permet au poète d’habiter l’univers. Ou, autre manière de dire, l’univers vient habiter sa maison.” Cinecittà fascine Fellini car elle le protège et l’effraie en même temps, lui donne le sentiment d’avoir trouvé le lieu idéal, celui où naissent les orages, les brouillards et les mers artificielles, et celui où tout est facile, où l’on peut choisir, habiller, montrer la femme idéale.

Elle est le lieu du film par excellence : ni maison proprement dite, ni espace naturel. C’est pourquoi sans doute Intervista ou Les aventures de Fellini à Cinecittà se termine par un “clap”, panonceau qui signale le début d’une prise, l’entrée des comédiens, le jeu comme si la fin de ce film n’était que le début de tous les autres films possibles et imaginables puisque la maison idéale est celle des jeux d’enfants, de la magie, celle où tout est permis, accessible, facile. “En ce lieu privilégié, nous sommes toujours devant la maison où le monde va se poser.”


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