Entretien avec Nicolas Boukhrief

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Entretien avec Nicolas Boukhrief à propos du film Cortex (2008) avec Julien Boisselier, Marthe Keller, André Dussollier.

Le personnage d’André Dussollier est étonnant et l’interprétation de l’acteur magistrale. En terme de mise en scène, quels types de déclics cela a t-il pu vous apporter ?

Nicolas Boukhrief : Je ne vais pas dire que les acteurs génèrent la mise en scène mais en partie. Si Gérard Depardieu joue dans votre film, ce n’est pas la même chose que Fabrice Luchini. En terme de taille, en terme de cadre, en terme de partenaire… L’acteur incarne le film. Si Jean Dujardin avait joué le rôle d’Albert Dupontel dans Le Convoyeur, ce qui aurait tout à fait été possible, ce n’est pas du tout le même film. A partir de là, ma mise en scène commence du corps des acteurs. Je ne fais pas beaucoup d’inserts dans mon travail, je réalise pas mal de plans-séquences, cela part donc du corps des acteurs et du rythme de la gestuelle des acteurs. Dussollier s’est emparé de ce rôle avec un appétit incroyable et il m’est apparu, dès le départ comme un funambule. D’où le choix des costumes près du corps. Il a commencé à le jouer sous hypnose. Au-delà de mes espérances. Je me suis mis à coller à ce corps de funambule qui traverse les séquences comme un espèce de fantôme de films de Dreyer. Il a apporté ça de lui-même. Quelque chose d’assez nordique en cinéma. J’ai adapté ma mise en scène à cet élément.

Cela rejoint le côté sensuel du film…

Cela vient du jeu d’André Dussollier et des autres acteurs. Puis, le côté sensuel du film provient de l’observation que j’ai faite des personnes atteintes d’Alzheimer. Je me suis aperçu qu’elles n’étaient pas moins humaines que nous. Elles sont justes sans intellect : elles ont un rapport au monde qui est complètement émotionnel et sensuel. Si vous caresser la joue à une personne atteinte d’Alzheimer, il va vous sourire en retour à cette caresse. C’est une fin de vie qui ramène, j’ai trouvé, aux premiers sentiments quand on arrivait au monde, si tant est que l’on ait la mémoire de ce monde là. Cela a amené une introspection à l’intérieur de la tête de Charles Boyer. Un peu à l’instar de Bad Lieutenant, on est collé à un personnage de flic junkie et alcoolique. Et le but est de faire transmettre ses états. La recherche expérimentale que j’ai essayée de produire, c’est de faire en sorte que le film s’approche au maximum d’une perception du monde d’une personne atteinte d’Alzheimer. De ce point de vue là, le corps des acteurs induit un type de mise en scène précis. Puis, pour la lumière, les sons, les mouvements de caméra, il fallait que je parvienne à un style suffisamment doux et hypnotique, en tout cas que je tende vers cela, d’où la lenteur du film puisque c’est le propre des personnes atteintes d’Alzheimer.

Il y a la vie nocturne quand la lumière change, et la vie diurne. Qu’est ce que les différences d’éclairages vous ont apporté en plus ?

Je voulais éviter que le film soit déprimant. C’est pour cela que le récit se déroule dans une « maison cluedo » à l’ancienne, très « Agatha Christie », très « Sherlock Holmes ». Les veilleuses d’hôpital sont sinistres. Cela fait des peaux tristes. On a inventé un type de veilleuse un peu hypnotique. Quand j’étais enfant, je voyais la nuit un peu violette. Quand je fermais les yeux, je me souviens que je voyais le violet dans mes yeux. J’ai eu pour intuition qu’il fallait que l’on se rapproche de cette couleur pour créer quelque chose qui soit doux et obtenir un climat un peu fantastique justifié par le sujet. On peut parfaitement imaginer que dans un lieu comme celui-ci on puisse avoir une lumière de ce type, pour que les gens soient en veilleuse douce. Cela me permettait de créer un élément nouveau de lumière. J’aime faire cela. Dans Le Convoyeur, c’était des grenades blanches, luminescentes. Lorsque l’on a des budgets raisonnables, il y a des astuces de lumières intéressantes à travailler pour changer le climat de votre film, d’échapper aux clichés ou au « déjà-vu » par des astuces toutes simples. Le travail sur les lumières tend vers un fantastique doux.

De plus, cela vous permet de sculpter le corps autrement…

Cela crée des images inédites. Avoir André Dussollier qui est peu habitué à avoir des premiers rôles de ce type et le bombarder d’images violettes permet de faire un gros plan d’acteur peut-être plus original que si l’on a Alain Delon dans un décor d’hôpital avec une lumière classique.

Le décor est assez épuré, les premières minutes du film sont muettes, avec des gros plans au plus près d’André Dussollier. Est-ce la traduction d’un espace qui est contaminé par le personnage principal, et cela ne nécessite-t-il pas une réactualisation permanente ?

Cela recoupe avec ce que j’ai énoncé précédemment sur le corps de l’acteur. Gérard Depardieu ou André Dussollier, ce n’est pas la même chose. Cela nécessite un autre remplissage du cadre. Le format du film est en 1.66 car ce qui m’intéresse, c’est l’humain atteint par cette maladie et son espace autour. Or, l’espace pour ces personnes est très court. Ils n’entendent pas et n’identifient pas les sons derrière eux, par exemple. Ils se replient sur des bulles d’identités assez courtes. Ils peuvent vous parler de loin, mais ils ne peuvent pas vous tenir un dialogue. Je n’ai pas utilisé du 1.85, je ne voulais pas commencer à filmer les murs de la Résidence et passer mon temps à faire du décor, acheter des porte-manteaux, des bouquets de fleurs pour mettre des fonds derrière des caractères. Je voulais être au plus près du corps, comme probablement les gens atteints de cette maladie le sont.

Le tri que vous venez d’expliquer de la part des personnes de la maladie d’Alzheimer est aussi une expérience du vide, de la perte de repère et de la cristallisation du temps…

C’est l’idée de faire un film où, quand l’on est absorbé, on ne sait pas si le film se déroule sur une semaine, quinze jours trois mois… On n’a plus de notion du jour et de la nuit. Il y a des ellipses brutales liées à la maladie. Je ne voulais surtout pas filmer les états d’absences du personnage ni ses visions. Je préfère filmer un type conscient de son glissement vers un espèce de no man’s land mental. C’est intéressant à filmer et à faire ressentir. Par contre, les vrais moments où il est absent du monde, je ne filme pas. Cela m’a permis de faire des ellipses très brutales pour faire éclater la notion temporelle. La notion de temporalité disparaît : il y a des heures sur les réveils, 2h15, mais de quelle nuit ? De quel mois ?

Ce qui est intéressant grâce à votre système d’écriture, c’est que vous pouvez remettre en question le statut de Charles puisque l’on se demande s’il ne se perd pas dans ses méandres…

Exactement, c’était formidable de faire un film d’enquête. Dans la dernière enquête de Columbo ou de l’Inspecteur Harry, l’enquêteur lui-même peut finir par devenir suspect. Suspect de sa recherche de la vérité. C’est un jeu avec le spectateur. Son propre corps et son propre esprit deviennent sujets à doute. L’enquêteur représente la loi. Dans le film, sachant qu’il a une pensée altérée, sa loi peut être remise en question.

En ce qui concerne l’architecture du film, n’aviez-vous pas la volonté de reproduire un geste cubiste avec tous ces blocs carrés, cette façon de construire, de mettre en scène l’espace…

En effet, il y a une cohérence graphique qui se met en place. Quand j’étais enfant, on m’a mis pendant 6 mois dans un préventorium, j’étais atteint d’une primo-infection tuberculeuse. Tout était bleu, jaune, rouge, vert, pour que les petits enfants en bas âge se repèrent. C’est ce que j’ai mis dans le film. Le hasard de la vie fait que l’endroit où nous avons tourné est un ancien préventorium. Certains endroits que j’ai visités utilisent cette charte graphique. Puis le rubik’s cube est arrivé. L’idée vient d’un scénario que je n’ai pas exploité. C’était une comédie à la John Waters dans lequel un tueur en série jouait avec un rubik’s cube pour s’empêcher de tuer. J’ai gardé cet élément dans un coin. Je l’ai intégré dans Cortex, puis peu à peu s’est créé une sorte de logique de mémoire visuelle « autobiographique » qui rejoignait la réalité. Du coup, on s’est réorienté vers cette charte graphique très précise, réaliste pour le sujet. Mais je n’ai pas pensé au cubisme ni à Mondrian.

Les surfaces réfléchissantes comme le miroir ou les fenêtres vous permettent-elles d’étouffer le personnage face à lui-même ou de prolonger l’espace filmique via une autre matière ?

C’est la seconde option. Comment être dans un huis clos et trouver des fenêtres qui vous ajoutent des perspectives ? Perspectives qui deviennent une projection mentale du personnage. Le huis-clos, dans la mise en scène, doit être bien géré. Si vous avez une toute petite salle de bain, le fait que le personnage ne se reconnaisse pas dans un miroir est une chose que j’ai vu dans un hôpital : une dame parlait à son reflet. Cela rajoute une dimension. Il n’y a pas de raisons thématiques à cela. C’est une possibilité de renouveler sa mise en scène alors que l’on et dans un espace clos. C’est un nouvel élan, les fenêtres ouvrent une perspective.

En voyant les miroirs et le dédoublement des personnages, on peut penser à Lost Highway…

On m’a parlé de Lost Highway lors d’une précédente interview, car lorsque Charles lit les dossiers dans le bureau, il y a « René Alice », mais ce n’est pas moi qui l’ai voulu car je déteste faire ça. C’est l’accessoiriste qui l’a fait sans le savoir ! Je ne perds pas mon temps dans des références cinéphiliques. Comme quoi, un film peut entre fait de hasards complets. Maintenant, Lost Highway étant dans la tête d’un schizophrène, Le Locataire aussi, probablement y-a-t-il des points communs puisqu’il s’agit d’une introspection. Je ne dis pas que cela les vaut en qualité, je n’aurai pas cette prétention mais cela participe d’une démarche de faire un film du point de vue dont la perception est altérée. On part sur des recherches parallèles.

La musique du film est planante. Comment avez-vous procédé avec Nicolas Baby ?

Ensemble on travaille très en amont. Je travaille en écoutant tout ce qu’il fait. Parfois, je garde des morceaux, je les utilise pendant le tournage, je les mets dans l’oreillette du chef-machino. Par exemple, s’il fait un travelling, le mouvement sera dans le rythme de la musique quitte à changer les morceaux après. En général je travaillais comme cela. Mais sur Cortex, c’était un peu différent puisque Nicolas travaillait sur un autre film et était moins disponible. De plus, le sujet du film, une maison de repos, la maladie d’Alzheimer… Quelle musique allait-on mettre dessus ? Du coup, je n’ai pas écouté sa musique pour ne pas me laisser influencer. Alors j’ai travaillé avec des morceaux électros du début des années 70-80. Je n’étais que sur des musiques ambiantes (Pink Floyd…), et j’ai monté sur ce type de musiques ambiantes diverses et variées. Puis Nicolas est arrivé. Je lui ai dit qu’on mettrait peu de musique dans ce film. Il y a beaucoup moins de musique dans Cortex que dans Le Convoyeur mais on la remarque, on l’apprécie davantage. Cela me fait très plaisir car Nicolas Baby a un grand talent et je pense qu’il devrait travailler plus dans le cinéma français et des personnes gagnerait à avoir ses créations.

Votre film est fondé sur un triangle : la sensualité, l’activité cérébrale puis un troisième point fluctuant, l’instinct du film…

Ce qui me fait vraiment plaisir, c’est qu’il plaise aux seniors. Ils voient un personnage qui se bat, qui lutte, qui rencontre une femme de son âge avec qui il a une histoire d’amour. Cela leur fait du bien. C’est aussi la première fois qu’ils apprécient l’électro. De plus, la musique est l’expression du caractère du personnage. Là aussi il y a « contamination », comme l’expression ultime de ce qu’il ressent. C’est l’expression du monde ressenti par le personnage.

Titre original : Cortex

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Durée : 105 mn


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