La carrière d’un cinéaste, de même que ses œuvres, suit un processus où certaines choses se perdent tandis que d’autres perdurent. Et s’il y a bien une chose qui reste la même, c’est cette qualité qu’ont les films de Jacques Demy d’offrir à chaque individu la possibilité, et surtout la liberté, de donner libre cours à ses envies et ses pulsions. Pourquoi donc, lorsque nous voyons, dans la vie de tous les jours, quelqu’un chanter ou même fredonner dans la rue, le prend-on pour un fou ? Dans le monde de Demy comme dans celui des comédies musicales, tout est basé sur une réalité, sur une normalité redessinée, dépassant l’idée même de retenue. Les gens ordinaires se lâchent, et c’est la meilleure chose qui puisse leur arriver.
Trois places pour le 26 se concentre sur le personnage d’Yves Montand et sur son retour à Marseille, la ville de son enfance, dans laquelle il n’est pas revenu depuis vingt ans. Grâce à la notoriété qu’il a acquise au fil des années, Montand, avec l’aide de toute son équipe, décide de monter un spectacle musical retraçant aussi bien sa carrière musicale que son parcours amoureux (Édith Piaf, Marilyn Monroe et Simone Signoret, bien sûr représentées). De son côté, Marion (Mathilda May), jeune femme de vingt-deux ans totalement éprise d’Yves Montand, possède le culot d’une jeune artiste prête à tout pour satisfaire ses ambitions. Elle y parviendra, malgré les réticences de sa mère (Françoise Fabian), et se retrouvera intégrée au spectacle, complétant le nouveau duo avec Yves Montand qui, lui, continuera à chercher dans Marseille Mylène, l’amour de sa jeunesse. Il la recroisera dans un bar, sorte de Paradis perdu où tous les souvenirs semblent se rejoindre. Et c’est en écrasant une dernière cigarette qu’elle lui avouera avoir eu un enfant de lui vingt-deux ans plus tôt. Elle lui assurera être très heureuse avant de le quitter. Et puis plus tard, Yves Montand se consolera dans les bras fermes et dociles de la jeune Marion à laquelle, après l’amour, il avouera tout sur Mylène. Marion, choquée en comprenant qu’il s’agit de sa mère, ne dira mot mais se mêlera de tout, et c’est sur les escaliers de la gare de Marseille Saint-Charles que la famille, mi-incestueuse mi-mythomane, se retrouvera.
Différentes parties du spectacle joué par Yves Montand ponctuent le film tant et si bien que les répétitions ne semblent plus en être. Nous sommes déjà les privilégiés de l’avant-scène. Le cinéaste et l’homme de scène sont fascinés l’un par l’autre. Les deux talents fusionnent et cet émerveillement mutuel transpire à travers l’œil de Demy et la voix de Montand. Les musiques, signées Michel Legrand, sont toutes parfaites. L’une de ses chansons, peut-être la plus marquante, prend place vers le début du film et scande haut et fort la virtuosité du cinéma. À l’arrière-plan, un jeune acteur interprète le Yves Montand du passé jouant des claquettes. Et, juste devant nous, le vrai Yves tambourine aussi du pied sur la scène. Les deux sont doués et l’écho, parfait. « Ciné qui danse, ciné qui chante / Cinéma ta bonne humeur m’enchante / […] / Cinéma tu m’as tout appris / Grâce à toi j’ai perdu l’esprit / J’ai été pauvre j’ai été roi / J’ai connu mille vies à la fois ». La chanson, comme le film, rend hommage au spectacle, à Broadway, à l’âge d’or hollywoodien. Demy, tout au long de sa carrière, n’a cessé de vénérer ceux qui l’ont inspiré, jusqu’à faire venir Gene Kelly à la rencontre des demoiselles de Rochefort. Correspondances formidables.
Cependant, en comparaison avec d’autres de ses films, Trois places pour le 26 pourrait apparaître comme un film mineur en cela qu’il reproduit au lieu d’innover tout en se présentant comme beaucoup plus terre-à-terre. Ici, les folies des personnages semblent vite s’arrêter à leurs couleurs de vêtements. Seul le personnage de Marion, lyrique et romantique, nous aide à nous envoler. En face d’elle, le personnage de Montand, qu’il a construit à sa mesure, prend peut-être trop de place.
C’est un fait, on ne peut s’empêcher de se demander comment cela se serait passé si le personnage était resté fictif et avait été incarné par un autre que Montand. Le film aurait-il été plus nostalgique si son personnage avait été moins connoté ? Le cinéaste a-t-il perdu l’emprise sur son personnage ? En effet, comme on l’apprend dans les suppléments du DVD, le scénario original ne mettait pas en scène celui que nous connaissons tous mais Michel Cartier, star du music-hall. Cependant, Yves Montand était effectivement trop populaire pour incarner un inconnu auquel personne n’aurait cru. Les coulisses du tournage, que l’on retrouve au sein des suppléments DVD, traitent de cette question et des tensions qui ont pu naître entre le cinéaste et l’acteur, à travers les principaux témoignages de Mathilda May, Rosalie Varda (fille d’Agnès, costumière et bonne connaisseuse du cinéma de Demy), Pierre Grunstein (producteur) et Jean Penzer (chef opérateur). Les entretiens sont assez riches et chacun d’eux prend le temps d’évoquer la manière particulière de travailler de Jacques Demy. Comme l’évoque Rosalie Varda, Trois places pour le 26 a constitué une très grosse production qui n’a pas rapporté d’argent mais qui a permis au cinéaste, pour son dernier film, de faire du cinéma comme un jeu d’enfants.
Les cadeaux de Noël sont déjà prêts, certes, mais n’hésitez pas à dépenser l’argent de vos aïeuls pour vous offrir ce DVD inédit. Et n’hésitez pas non plus à vous replonger dans la filmographie de Jacques Demy, ça vous mettra du baume au cœur et du rose aux joues par ces temps hivernaux.
Trois places pour le 26, de Jacques Demy – DVD et Blu-ray édités par Pathé – Sortie le 4 décembre 2013.