Sept jours en sept semaines
Dans la campagne ouzbek, un vieux couple voit ses habitudes bouleversées par l’arrivée de nouvelles technologies apportées par leurs enfants. Des technologies qui remplacent leurs vieux postes de télévision, téléphones, réfrigérateur, voiture… Et l’intelligence du jeune auteur Shokir Kholikov, dont il s’agit ici du premier long-métrage, est de travailler l’impact de l’arrivée de ces objets sur le couple par la structure même de son récit. Un récit segmenté en huit chapitres, qui sautent d’une semaine à l’autre en avançant d’une journée à chaque fois. Ces huit segments mettent donc chacun en scène l’arrivée d’un nouvel objet au cours du jour concerné, ainsi que les difficultés d’adaptation qu’en subissent les protagonistes. Le premier chapitre commence un dimanche, le second a lieu le lundi de la semaine suivante, le troisième le mardi de la semaine suivante…et ainsi de suite jusqu’au dimanche final. Ainsi, le spectateur comprend très vite la dynamique scénaristique de l’histoire contée, ce qui génère une attente et un suspense aussi simples que raffinés.
La mécanique de l’Histoire
Ils sont raffinés dans la mesure où l’aspect mécanique de cette structure scénaristique mise au service de l’histoire, parce que répétitive, symbolise l’aspect machinal et inévitable du processus auquel fait face le couple. Cette structure accroît ainsi, par sa froide inéluctabilité, la violence lancée sans préavis ni consentements sur les protagonistes. Un procès qui est d’autant plus violent qu’il est provoqué en toute candeur par les enfants du couple, lâches et conformistes, qui ne vivent plus comme leur parent depuis bien longtemps ; représentant ainsi au passage la rupture générationnelle en cours dans le pays. Cette violence est encore doublée dans la mesure où elle est justifiée et commandée par un état qui cherche à moderniser le pays quoiqu’il en coûte. Cet état, sans qu’aucune critique directe ne lui soit portée, parce que situé dans le hors champ et se manifestant indirectement par le prisme des enfants, prend la forme d’une entité orwellienne dictatoriale qui, au nom du progrès, impose sa volonté à son peuple sans lui laisser le choix.
Une île nue
La dissonance entre la culture du couple et le « bond en avant » technologique voulus par les autorités est renforcée par le parti pris scénique principal de l’œuvre. Un parti pris qui consiste en une unité de lieu : jamais la caméra ne quittera la ferme du couple. Une ferme qui, au début de l’œuvre, parce qu’elle est située à l’air libre et entourée d’une nature sauvage (qui bloque toutefois régulièrement les perspectives, comme le font les murs de la maison au sein du cadre), parce qu’elle est filmée dans un format large qui accentue l’espace vide alentour, prend les allures d’une île, si ce n’est paradisiaque, en tout cas, coupée du reste du monde. Une allure qui est d’abord accentuée par le recours à de nombreux plans fixes et un montage qui segmentent l’espace et le déconnecte du reste d’un pays jamais visible. Puis, qui est exacerbée par la gestion d’une lumière qui rend grâce aux couleurs vives environnantes presque irréelles, qu’elles soient jaunes, bleues, ou argentées. Des couleurs qui, par leurs places au sein des plans, donnent à ces derniers une apparence de tableaux vivants. L’ensemble confère un charme poétique au milieu d’autant plus profond qu’il est menacé d’extinction.
Le diable est dans les détails
Qui plus est, la durée de plans auquel recourt l’auteur : longue et lente, lui permet de montrer de façon quasi documentaire tous les détails de la vie du couple en leur milieu, l’ancienneté d’un quotidien que l’on devine fait de rites, de coutumes et d’habitudes profondément enracinées. Ce point est renforcé par l’absence de musique qui, non contente de permettre une meilleure immersion du public, met en avant les bruits et les sons qui caractérisent l’identité de l’environnement. Autant d’emblèmes microscopiques détruits par le remplacement d’objets d’apparence anodine, mais qui, par les modifications qu’ils provoquent, bouleversent la culture du couple. Ce qui la condamne à disparaître. C’est là l’un des aspects le plus émouvant de Dimanches : il montre qu’un mode de vie passe autant par une langue que par une multitude de petits détails. L’ensemble constitue un écosystème dont la moindre altération, même minime, mène à des conséquences irréversibles. Et parce que cette idée concerne toutes cultures, le film dispose d’un tempérament universel d’autant plus frais qu’il fait réfléchir sans être sentencieux.
Envers et contre tout
Il s’en protège, de cette vilaine tendance trop répandue, notamment par l’ironie de certaines de ses situations, et surtout par le caractère subtil de ses personnages. Des personnages incarnés avec d’autant plus de force qu’ils le sont avec naturel et simplicité par les deux merveilleux acteurs principaux que sont Abdurakhmon Yusufaliyev et Roza Piyazova. L’intelligence de leurs performances consiste en ce que bien que l’homme ait un tempérament bourru et la femme une attitude passive (soumise au système patriarcal), l’un et l’autre des interprètes parviennent à montrer une contradiction ou une ambiguïté morale qui complexifient leur personnage. Au point où cette complexité, combinée avec le trouble commun que partagent les deux protagonistes face à la situation dans laquelle ils sont plongés, génère une forte empathie à leur égard. Ce trouble commun qu’ils ressentent permet aussi, via leur capacité à faire face aux épreuves ensemble et à s’acclimater malgré tout à leur nouveau mode de vie, de révéler la pureté du sentiment amoureux qui les anime. Car ce film est aussi une très belle histoire d’amour.
Un cadeau pour tous
Ainsi, parce qu’il les films sans les juger, l’auteur de cette magnifique première œuvre offre donc généreusement à l’œil de son public, la pureté du sentiment amoureux d’un vieux couple vulnérable au temps qui passe et à l’arbitraire d’un pouvoir que l’on comprend peu démocratique ou, en tous les cas, méprisant envers son peuple. Parce que le réalisateur sait alterner, avec science, humour et tension dramatique, il parvient à varier le ton de son film et, ainsi, à ne jamais ennuyer. Il génère des rebondissements et du suspens au moyen d’événements du quotidien et évite de tomber dans le mélodrame comme dans la moraline. En montrant un système archaïque tel qu’il est sans le dénoncer ni l’encenser, en étant inquiet de l’impact de sa disparition sur ses tenants ancestraux, quels qu’aient pu être ses défauts, Shokir Kholikov accouche d’un film humaniste situé quelque part entre Ozu, Tati ou Kaneto Shindō. Dimanches est le superbe premier chef-d’œuvre d’un auteur de cinéma à suivre et à attendre avec impatience.