Demons in Paradise

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Retour : (ré)écrire l’Histoire.

Retour

Jude Ratnam n’a que cinq ans lorsqu’à bord d’un train rouge, il fuit le Sri Lanka, une terre de lutte entre la majorité cinghalaise bouddhiste et la minorité tamoule hindoue, massacrée par les premiers devant des autorités inflexibles. Plusieurs entités combattantes s’organisent pour fonder le Talim Eelam – un état tamoule indépendant dans le nord et l’est – mais elles finiront par déplacer le combat au sein de leur propre communauté et à s’auto-massacrer jusqu’en 2009. Trente cinq ans plus tard, le documentariste retourne sur sa terre exilée, et file sur les routes empruntées par son train salvateur, et aussi sur celles prises par son oncle, ancien membre de l’unité combattante des Tigres, revenu lui aussi au Sri Lanka.

Sa démarche du retour au passé par le présent se propose d’enregistrer la mémoire vivante et de capturer le corps – le sien, celui de son oncle et autres combattants – retourné physiquement sur les lieux eux mêmes chargés de souvenirs et d’invoquer les espaces sur lesquels la vie a transpiré.

Par ce mécanisme de retour par le présent – il n’insère que des archives filmiques minces ; des enfants prostrés en ligne, ou des mères portant leurs enfants, et deux ou trois photographies -, Jude Ratnam propose une écriture de l’histoire par le regard actuel. Un plan efficace ouvre le champ lorsqu’un journaliste sri lankais, tenant entre ses mains une photo montrant un tamoule nu recroquevillé sur des marches en train de se faire persécuter, la retire du champ de la caméra et dévoile le même bout de rue que les marches identiques nous font reconnaitre. Ce basculement subtil sert de base à l’écriture au présent d’un évènement passé, et se retrouve dans le film comme une force, sorte de mécanisme inverse qui permettrait par le retour, d’accepter l’histoire.

Les espaces vivants

Ce retour, tous le font ensemble ; Jude Ratnam en premier, discute avec ses proches du passé comme un secret dans la pénombre de la nuit, puis son oncle, que l’on voit revenir en direct sur les terrains spoliés, retrouver une mère de famille qui l’a sauvé et par qui on apprend les détails qu’elle semble se remémorer dès l’instant qu’elle le touche (lorsqu’elle le voit, elle ne le reconnait pas immédiatement). Et s’ajoutent comme des pièces de puzzle, les récits des anciens combattants tamoules. L’un d’eux demandera dans le vide qui peut répondre de ces crimes. Les « démons du paradis » ce sont eux, les victimes devenus bourreaux, seuls témoins qui ont grandi et vécu sur l’histoire, et qui peuvent la raconter. Tour à tour, par morceaux, ils recomposent le conflit, invoquent leur mémoire en marchant dans les lieux qui l’abrite et qui ont semble t-il, tout gardé, si l’on en croit les rumeurs tamoules qui disent entendre la nuit les cris des fantômes.

 

Cette charge poétique qui invoque les lieux et les objets autant que les humains, nous immisce dans une enquête métaphysique où les angles de rue, le béton, le train rouillé, ou un arbre centenaire, racontent aussi la violence comme une empreinte. C’est ainsi que son oncle, confiant le souvenir de sa fuite dans lequel il devait scier un chemin de fer en échange de sa liberté, s’arme d’une scie et réitère l’action, dans le même lieu, avec un bout de rail trouvé. Comme si le fait de faire corps avec l’objet à nouveau, permettrait de se figurer le souvenir.

L’écriture par le retour, reffabule l’histoire en proposant une autre version de celle vécue sur l’instant ; le retour philosophique au coin du feu permet aux anciens rebelles de prendre conscience de leur histoire alors qu’ils n’en mesuraient pas la gravité trente-cinq ans plus tôt. Cette autre version, c’est celle de la vérité du présent, qui leur permet en acceptant l’histoire, de se déraciner d’elle, en même temps qu’on coupe l’arbre centenaire dont les branches en grandissant sur le passé, ont brisé les vitres du train rouge écaillé.

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Durée : 94 mn


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