(Ciné-)transes

Article écrit par

Du 23 au 26 juin, on secoue ses cheveux au cinéma La Clef.

Pour cette fin de semaine, le cinéma La Clef traverse les divers états de la transe à travers un programme passionnant, éclectique et érudit de films expérimentaux et documentaires sélectionnés par l’association Documentaire sur Grand Ecran.

Le berceau de Mai 1968, des révolutions artistiques et sociales du XXe siècle, n’est pas caché sous le tarmac de « Paris Plages », il est au Mexique. Chez les Tarahumaras. Les deux films projetés ce 24 juin, Los Pintos (1982) et Los Pascoleros (1996), constituent indéniablement le nœud de la programmation. La cinéaste ethnologue Raymonde Carasco a en effet suivi les traces du mythique Antonin Artaud pour réaliser ces documentaires, retours aux sources du séisme qui a bouleversé le théâtre, jusqu’à l’art contemporain. En revenant de son voyage, Artaud décide de replacer le corps au carrefour de l’univers, de le libérer des chaînes de la représentation, du jeu traditionnel, pour en faire un lieu de transit des émotions… En somme, casser la vitrine entre le spectacle et le spectateur. Ses théories couchées dans Le Théâtre de la Cruauté ont donné naissance à une nouvelle forme d’expression artistique : la performance.
 


Parvis Beaubourg, Téo Hernandez

On ne joue plus

Horendi, de Jean Rouch (1972), pourrait être un opéra, s’il n’était incarné et vécu au premier degré par les habitants de Niamey réunis dans la cour d’un prêtre. Au son des calebasses, deux femmes possédées apprennent à maîtriser la transe pour devenir les « chevaux des génies », autrement dit les intermédiaires entre les hommes et les dieux. Quelques ralentis viennent appuyer le galop hypnotique des danseuses, transfiguré par la musique répétitive. A chaque participant, un rôle déterminé. On assiste à une véritable mise en scène sociale et religieuse dans laquelle les citoyens tiennent le rôle principal. L’affaire est très sérieuse. Muer, même transitoirement, n’est pas à prendre à la légère.

Les happenings bordéliques des sixties visaient d’ailleurs moins à choquer bêtement le petit bourgeois qu’à subvertir toutes les limites imposées par travail, famille et patrie : déterminisme corporel du « tu seras un homme mon fils/tu vivras en bonne épouse ma fille », fatalité de la naissance, de son milieu social, carcans vestimentaires, prisons mentales, rationalisation de l’existence… Ras le bol généralisé. L’observation des rites a ouvert des horizons aux générations anesthésiées par le christianisme, aux corps ferrés par l’ordre établi. On ne peut pas tout ranger, même si l’Eglise a bien essayé. La scandaleuse force du passé (2008), de Mireille Perrier, le démontre bien. Dans les Pouilles, la tradition païenne veut que lorsqu’un malchanceux se fait mordre par une tarentule, une danse soit organisée pour faire circuler le sang de la victime et évacuer le venin de la bête. Joli prétexte, car la piqûre était toujours imaginaire. Ces chorégraphies orgiaques servaient surtout à défouler ses propres passions. L’Eglise a bien tenté d’acheter les âmes pécheresses de nos tarentulés hystériques en leur offrant un saint patron, mais ça n’a pas suffit à les calmer.

On a rien inventé en fait… Les punks seraient donc les descendants de Dionysos ? Le rock a bien vite avalé les revendications émancipatoires des artistes performeurs. Ce n’est pas un hasard si on retrouve en plein cœur du programme le Woodstock (1970), de Michael Wadleigh, avec notamment Joan Baez, Canned Heat, Joe Cocker, Jimi Hendrix, ou Jefferson Airplane. Dans Black and White Trypps #3 (2007), Ben Russel braque carrément son faisceau lumineux sur le public déchaîné et extatique d’un concert du groupe Lightning Bolt. La fée électricité habite les corps brûlés jusqu’à la moelle par les riffs de guitare, ou envoûtés par les palpitations des samples électroniques (Romuald Karmakar, Between the devil and the Wide Blue Sea, 2005).

L’esprit des images
 

Rien d’étonnant à ce que ces influences aient pénétré le cinéma expérimental – et plus si affinités. Alors que les light shows stroboscopiques fleurissaient dans les concerts underground, Tony Conrad réalisait le mythique The Flicker, réputé, entre autres, pour avoir fait vomir plus d’un spectateur lors de ses premières projections publiques en 1966. Aligné sur les mécanismes du système nerveux, son film clignotant en noir et blanc devait provoquer des visions hallucinatoires et la perception de couleurs fantômes, à l’origine inexistantes sur la pellicule…
 

Violin Fase
, Eric Pauwels
Le film n’est pas présenté dans la sélection, essentiellement concentrée sur les transmutations des corps à l’écran. On a de quoi faire avec Parvis Beaubourg (1981-82) de Téo Hernandez, où saltimbanques, danseurs, cracheurs de feu pulsent, se mélangent et se métamorphosent en rythme sous les agitations frénétiques de la caméra d’Hernandez, ou encore De dentro (2006), de Peter-Conrad Beyer, principalement tourné au Mexique, dont les clignements contrastés ou oniriques et la saturation sonore anxiogène doivent ressusciter la fièvre des rites chamaniques Maya et Huicholes. La transe méditative et l’ouverture des chakras ne sont toutefois pas des nouveautés au cinéma. Le rêve éveillé fût la préoccupation permanente de Maya Deren, à tel point qu’elle s’est rendue en Haïti en 1951 pour filmer trois rituels compilés dans Divine horsemen, the living gods of Haïti (1951-77). Les inclinaisons surréalistes de la cinéaste nous titillent… C’est assez amusant… Quand on pense qu’André Breton aussi, fervent admirateur d’Artaud, s’est retrouvé en Haïti pour donner quelques conférences, après s’être rendu en Arizona chez les indiens Hopi, vers 1945, afin d’observer leur fameux rituel du serpent (1)… Décidément, on tourne en rond.

Rendez-vous au cinéma La Clef, 34 Rue Daubenton, 75005 Paris. Le programme en ligne : ICI

Les séances seront suivies de débats avec, entre autres, Gilbert Rouget, ethnomusicologue et collaborateur de Jean Rouch, Mireille Perrier, Olivier Dekegel (Gnawa, 2010), Eric Pauwels (Violin Fase, 1986), Michel Nedjar, artiste cinéaste et proche de Téo Hernandez, ou encore Nicole Brenez, Sébastien Ronceray et Christian Lebrat, spécialistes du cinéma expérimental.

Pour les plus curieux, et même si rien ne vaut l’expérience physique en salle, deux films sont consultables en ligne sur le site du distributeur Light Cone : De dentro et Black and White Trypps #3.

(1) Lui-même sur les traces d’Aby Warburg (1966-1929), l’historien d’art allemand qui a décloisonné la théorie des images en établissant des comparaisons entre les représentations mythologiques extra-occidentales et les clichés esthétiques des civilisations occidentales.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi