Chungking Express (Chong qing sen lin – Wong Kar-wai, 1994)

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Pour se sortir de l’impasse des « Cendres du temps », Wong Kar-wai filme dans l’urgence ce « Chungking Express » en forme de dédale amoureux. Bonne pioche : même bancal, son récit à double détente a la grâce de la fulgurance. Attention film culte !

L’urgence a du bon parfois. Notamment quand la modestie de ses moyens – dans l’immédiat, on fait avec ce que l’on a – épouse idéalement la fulgurance d’une rencontre amoureuse (et même deux). Tout à coup, s’en exhale ce sentiment si rare de coïncidence. C’est un peu ce qui arrive à Chungking Express, de Wong Kar-wai, sans doute son long métrage le plus "culte". Tournée en parallèle des Cendres du temps, grosse (et belle) machine dans laquelle le cinéaste faillit se perdre, cette chronique en forme de dédale ressemble à s’y méprendre au plus tonique des anticorps ! Rien de tel que de filmer, en express, l’impasse des sentiments dans la solitude des grandes villes pour s’extraire, sinon se guérir tout à fait, d’une méga-production dont on ne voit plus la fin.
 

Vite fait, bien fait : comme par hasard, la critique et le public, en 1994, boudèrent le sable pourtant doré du film de sabre et encensèrent la poésie urbaine, un rien énigmatique, du petit film dédié à la fuite. A tout point de vue, d’ailleurs : il démarre sur une série, assez époustouflante formellement, de poursuites en accéléré. Confondant par leur vitesse formes, couleurs et matières – le verre, le béton, l’acier, la foule, le marché – elles donnent d’emblée le ton : rapide, aléatoire… mais virtuose quand même (merci Christopher Doyle, chef op’ indissociable de cette impression diffuse d’hypnose). De même la nuit bruissante, mouvementée et opaque de Hong-Kong : Wong Kar-wai y revient sans cesse, peut-être aussi parce qu’elle lui permet de s’appuyer sur les lumières des magasins noctambules, histoire de s’éclairer à moindre frais ? Le choix des néons récurrents, rassurants du snack-bar de Chungking House, en guise de balise commune aux personnages solitaires qui viennent s’y échouer, est pertinent, de toute façon.

"California dreaming"

Modeste, cliché, littéral en somme : quoi d’autre, aujourd’hui comme hier, pour que "boy meets girl" et "girl meets boy", moteur et argument simplissimes du film ? En deux volets, inégaux mais cela participe du charme bancal de l’œuvre, le réalisateur s’appuie décidément sur un récit des plus ténus. Deux histoires successives qui, chaque fois, mettent en scène un policier en proie à un chagrin d’amour, et l’exorcisant comme il peut. Le premier en avalant quantité d’ananas en conserve le jour de leur date de péremption, qui marque aussi la date anniversaire de sa rupture (!). Avant de s’éprendre d’une mystérieuse dealeuse en perruque blonde, toujours en train de courir (on pense indifféremment aux blondes dangereuses et archétypales de Gun crazy ou de Gloria) Le second en parlant aux objets de son appartement, celui-là même qui, bientôt, sera visité en son absence par une ravissante garçonne aux allures de fée (elle est amoureuse de lui, il ne la voit pas en effet, et c’est peu dire que l’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet lui doit beaucoup…).
 

Sans doute, l’on préfèrera la mélancolie un peu plus plus incarnée, d’autant qu’elle est traversée d’ironie, de la seconde (et plus longue) partie. Grâce en soit rendue à ses interprètes, Tony Leung et Faye Wong bien sûr, mais encore aux flux et reflux nostalgiques d’une chanson des Mamas and Papas, "California dreaming", que l’on entend en boucle. Comme pour dire, en creux, les va-et-vient somme toute figés des personnages, s’épuisant dans leurs regrets et dans leurs fantasmes. Une utilisation fine et cyclique de la musique que l’on retrouvera plus tard, bien évidemment, dans la valse entêtante de In the mood for love.

Chungking Express, néanmoins, n’est pas un brouillon de cette œuvre-jalon, sublimement dédiée à la sublimation, tout autant qu’aux rendez-vous manqués. Non, du fait même de son urgence, dans l’économie et la manière, le "petit film alternatif" de 1994 entretient un tout autre rapport au temps que le grand film sophistiqué de 2000. Quand In the mood… multiplie les lenteurs, Chungking…, de fait, additionne les vitesses. Jusqu’à cette scène en forme de prouesse, un mix idéal puisqu’elle fige au premier plan, dans un ralenti d’une délicatesse incroyable, l’un des policiers, songeur, hébété, tandis que derrière lui, la foule du bar poursuit sa vaine agitation, son mouvement perpétuel, naturellement filmés en accéléré. Rien de choquant, ni d’artificiel : on retrouve juste dans ce hiatus manifeste, ce décrochage temporel, l’exact sentiment de suspension que le choc d’une rencontre – amoureuse évidemment – peut provoquer au fond de soi. L’urgence a du bon, décidément.

Titre original : Chong qing sen lin

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Durée : 97 mn


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