Kleber Mendonça Filho et son acolyte Juliano Dornelles (son chef décorateur) signent ensemble Bacurau, triste prophétie de ce qui allait s’annoncer au Brésil (quelques mois seulement après la présentation du film à cannes), soit la mise en banqueroute du domaine culturel par Jair Bolsonaro (qui voudrait qu’il ne soit qu’une industrie rentable.) À la clé, gel des projets culturels, asphyxie des créations artistiques (notamment cinématographiques) et mise en péril du patrimoine historique. Avant cela, le nouveau président brésilien, élu en janvier, et dont la popularité croissante doit tristement à son désengagement sidérant face aux dérives agricoles en Amazonie, avait signé, dès sa rentrée en fonction, un décret facilitant la détention d’armes à feu, ce qui, spectre dans sa campagne, annonçait déjà la couleur.
Dans la lignée d’Aquarius (2016) et des Bruits du Récife (2012), Mendonça Filho poursuit la dépeinte de l’intrusion capitaliste dans tous les domaines sociétaux, s’attaquant cette fois au pan culturel menacé.
Petit bourg de rien du tout, Bacurau concentre une modeste population d’une cinquantaine d’habitants. Abandonné par le gouvernement, il ne reçoit d’un pleutre politicien que des visites sporadiques à l’approche de sa ré-élection, lequel politicien, pour acheter leur faveur, déverse depuis le caisson arrière d’un camion à ordures (et comme la pire déchèterie) un océan de livres, et distribue des denrées alimentaires périmées. Rétifs à toute tentative de séduction gouvernementale, les villageois se calfeutrent dans leur maison et font pleuvoir des injures. Ils exigent que leur soit rendu l’accès à l’eau dont des forces militaires indéterminées les privent. Le politicien refuse d’obtempérer et Bacurau se retrouve, du jour au lendemain, littéralement « rayé de la carte ». Livré à son sort, il compte pour subvenir à lui-même sur la solidarité de ses autochtones manifestement attaché à leur terre d’origine. Mais voilà qu’une incursion militaire américaine y perpétue (sans qu’on sache trop pourquoi) des crimes atroces à leur encontre.
Comme ses précédents films, et avec une plus grande ampleur cette fois, Bacurau se teinte d’une lueur spectrale, magique et secrète, d’une spiritualité vibrante dissimulée sous un récit obscur. Il semble que plus la milice avance, envahit, tue, plus Bacurau se gonfle d’un esprit fort et invisible qui, des routes trouées aux carcasses de bagnoles canardées et gisantes, et de villageois en villageois, vogue, circule, sans jamais se révéler totalement. Au départ, il semble que cette présence énigmatique non identifiée réside dans ce que l’on ignore la raison de ces massacres (sans trop d’explications, le village est mis à l’écoute, surveillé par un drone et pris d’assaut) jusqu’à comprendre, assez rapidement, que la troupe d’abrutis armés ne massacre que par une impulsion dictée dans leurs oreillettes blanches. Devant tant de violence injustifiée, il ne peut que s’agir d’êtres déshumanisés ayant perdu la conscience de ce qu’ils sont en train de faire et du déséquilibre entre leurs armes de pointe et leur cible nue. Formellement, ce déséquilibre s’exprime dans un rapport de force entre un montage apparent, mécanique et classique (défilement des plans elliptiques, utilisation d’un procédé proche du trucage de la lentille coupée) travaillant des images numériques enregistrées par un dispositif moderne (drone, grue performante). Ce formalisme fait s’incarner une sorte de lutte entre le monde ancien et le monde moderne incarné dans le film par une milice dédaigneuse de visiter le musée du patelin lorsqu’on le propose à deux de ses agents, ce qui leur aurait pourtant permis de connaître la véritable identité de la communauté (à savoir historiquement et culturellement rétive et combattante, arborant fièrement dans son petit sanctuaire de musée, une panoplie de fusils et de pistolets anciens en état de fonctionnement ) et ainsi leur éviter le massacre réciproque auquel les habitants de Bacurau s’adonnaient subrepticement. Ce n’est pas faute de l’avoir prévenue : la pancarte signalant l’entrée dans Bacurau annonçait bien pourtant « SE FOR, VÀ NA PAZ », « Si tu viens, viens en paix ».
C’est que le vide culturel de la milice, son propre obscurantisme, la prive de ce que la connaissance peut fournir, à savoir les clés pour lire le monde et dans le cas qui l’occupe, percer à jour les intentions et les moyens du bougre qu’elle prend en étau. À l’inverse, ce qui sauve les villageois, c’est la lucidité de leur savoir, et des armes qui ne sont pas celles de la milice (froides, neuves et de pointe), mais des témoins historiques d’une culture préservée avec les moyens du bord, et re-transformées en armes qu’elles étaient autrefois. Et pour ne pas freiner l’attitude sauvage de leur réciprocité par leur cerveau rempli (à eux), ils copient leurs ancêtres et s’administrent un puissant psychotrope. Tout le flottement occulte trouve une incarnation le temps des représailles et se dissipe à nouveau du musée duquel il est né, jusqu’au masque de démon plaqué sur le visage de leur politicien, chassé à tout jamais de leur village. Métaphore de l’agonie culturelle brésilienne (pas que), Bacurau montre ce que le néant culturel et intellectuel implique de bêtise et de violence. Par intuition créatrice des réalisateurs, elle sonne tristement le glas des institutions culturelles prises dans les rouages de la rentabilité. Et sa mention finale caractérisant la culture d’«identité » et d’« industrie » résonne cruellement avec l’ignorance de ceux qui n’ont toujours pas saisi que le cinéma est tout autant une affaire d’art que d’industrie.